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Dominique de Villepin dans la Revue des Deux Mondes (2/2): "Nous avons besoin de quitter les temps ordinaires pour tout refonder"

Dans la seconde partie de son interview à la Revue des Deux Mondes, Dominique de Villepin réitère son appel à une « révolution de la dignité » pour rebâtir une nation de citoyens:

Il nous faut « remettre le pays en route, le rassembler en partant de la reconnaissance du statut de citoyen, ce socle de dignité, cette condition de la fraternité. Faute de quoi, ne parlons plus de politique, mais d’un théâtre d’ombres dans les coulisses duquel on gère notre déclin.

Cette dignité retrouvée nous amènera à mieux rencontrer le monde nouveau, celui de la globalisation. Nous entrerons dans ce nouvel âge de l’humanisme, un humanisme à l’échelle de tous les peuples, plus confiants et mieux armés si la France est faite de citoyens. »

Pour répondre à ce défi d’un monde nouveau, l’ancien Premier Ministre conclut en appelant à une refondation républicaine: « Nous avons besoin en France de quitter les temps ordinaires, de rentrer dans les temps exceptionnels pour tout refonder ».

*****

Revue des Deux Mondes: Dans les programmes politiques des partis, voyez-vous une trace d’une conception de l’homme qui serait assumée, réfléchie, centrale ?

Dominique de Villepin: Une certaine conception de l’homme comme objet de la politique devrait être à la source de tous les programmes. Que constate-t-on ? Le contraire.

Dans les programmes, l’homme est découpé en tranches : consommateur, producteur, citoyen, assisté, étranger, immigré, etc. L’homme vu par les programmes, c’est l’individu dans ses différents états, dans ses différentes capacités. La politique cible, segmente, catégorise.

Pourquoi ? Pour peser sur les sondages, qui sont, je le répète, une abstraction. C’est une schizophrénie qui traverse toute la société. Aujourd’hui, tout s’est fractionné, séparant dans chaque cerveau l’Homo economicus, l’Homo politicus, l’homme moral, le professionnel, le consommateur, etc. Le paysage de notre vie intérieure fait penser au paysage audiovisuel, où les chaînes thématiques sont si nombreuses que nous sommes cinq minutes un amateur de sport, cinq minutes un amateur de mode, de mondanités princières, rendu toujours plus vulnérable et plus influençable par les images.

Alors, il y a des restes, ou plutôt des zestes de déclarations humanistes qui « aromatisent » les programmes, et qui n’ont pas en vue l’homme, mais l’électeur. Pour revenir à une tradition humaniste, les programmes politiques devraient parler à l’homme en cherchant à convaincre le citoyen, et non parler à l’opinion en cherchant à séduire l’électeur. Le discours politique doit contribuer à la réconciliation, à la synthèse en un point de vue unique et constitué chez chacun, qui permette le dialogue entre le citoyen et le responsable politique. L’humanisme, c’est ce qui crée l’unité, la perspective, et rend possible une démarche, un chemin.

La bonne distance du discours au réel, on la trouvera dans le dialogue entre l’homme politique et le citoyen. Le citoyen n’est pas sécable, parce qu’il a une conscience une, une intelligence cohérente, une unité intérieure. Le fait qu’il y ait trente ou quarante ministères est le signe d’une profonde déshumanisation du politique, du triomphe de la segmentation politique sur la citoyenneté.

Je voudrais contribuer à recomposer le discours politique, pour qu’il s’adresse au jugement du citoyen, à cette unité du citoyen, à sa vision, à sa morale profonde, celle qui le rend capable, au nom d’un intérêt général dont il se serait lui-même convaincu, de payer plus d’impôts que ses intérêts personnels ne le voudraient.

Si la politique ne réinvente pas le citoyen, si elle ne suscite pas sa résurrection politique en s’adressant d’abord à lui, à lui en ce qu’il est le meilleur de l’homme social, alors nous aurons un paysage d’intérêts complexes qu’il faudra ménager, mais pas de politique en ce qu’elle sert l’intérêt général. Si la politique se réduit à un jeu savant de « marketing » des émotions et des intérêts de segments, c’est un jeu aussi savant que stérile. L’homme politique n’y est alors qu’une marionnette dont la vocation est de rabâcher des slogans dans le but de ramasser les miettes, c’est-à-dire les places. Tout le monde est perdant dans ce système.

Il n’existe plus d’aventure commune à l’échelon d’un individu, puisque chacun est divisé. Aujourd’hui, les sentiments qui font leur miel de cette division interne de l’individu l’emportent : la peur, la frustration, la jalousie, l’esprit de vengeance… Les schémas qui émergent sont violents, et nous retournons à la violence primitive pré-politique… L’homme est d’autant plus un loup pour l’homme qu’il est d’abord un loup pour lui-même, qu’il se consume dans des passions et des intérêts multiples, dans la distraction pascalienne. La politique ferait une immense erreur si elle ne mesurait pas l’incroyable, l’immense défi : relever la personne, pour relever la société. Relever la personne, pour pouvoir constituer un corps commun.

Notre tradition de recourir à un « sauveur » deux fois par siècle environ n’est-elle pas un démenti à ce désir de citoyenneté auquel vous voudriez répondre ?

C’est vrai, en France, le chef a un programme chargé : il fixe un cap, nourrit un projet ; il entraîne, fédère, rassemble, au service d’une vision. Il se charge du fardeau collectif et montre le chemin. Nous sublimons cet homme d’État, exceptionnel, sauveur. C’est un géant au-dessus du reste de l’humanité, et les écrivains lui font une cour de mots.

Ce phénomène entraîne une première perversion, c’est que nous entrons dans une logique de délégation : la contribution du bas est inutile. Le petit vient à manquer au grand, comme écrivait Péguy. C’est ce dessin du Canard enchaîné montrant de Gaulle en train de courir aux Jeux olympiques en soupirant « Si je ne fais pas tout moi-même… ». Grâce au sauveur, la part qui revient au citoyen de base est égale à zéro.

Deuxième perversion : le sauveur nous masque nos faiblesses. Nous ne sommes pas encouragés à voir la réalité en face, « on » s’en charge.

La troisième perversion tient au fait qu’il convient bien au sauveur et à ses courtisans de ne pas pointer nos faiblesses. Par un tour de passe-passe, le sauveur idéalise ses sujets qui l’idolâtrent. Tout cela relève d’une construction fictive, d’un rapport faux… Mais nécessaire, d’un certain point de vue, compte tenu des fragilités du peuple français. Dans les moments qui ne sont pas d’exception, disons dans les temps ordinaires, où l’on n’a pas besoin de sauveur, eh bien, on a quand même un sauveur ou prétendu tel ! Et un affaissement du citoyen, qui en vient à lui déléguer trop.

Le cœur du problème français, c’est que cet affaissement finit par toucher, bien sûr, à la relation des citoyens entre eux, qui devient une relation de mineurs politiques, naïve, sentimentale, d’un niveau élémentaire.

Nous avons besoin en France de quitter les temps ordinaires, de rentrer dans les temps exceptionnels pour tout refonder.

Regardons l’Allemagne, elle s’est trois fois « refaite nation » depuis la guerre, et à chaque fois le choc était immense. Une première fois, quand elle a pris la mesure de son humiliation et de ses causes. Une deuxième fois quand elle s’est réunifiée. Une troisième fois, ces jours-ci, quand elle a décidé l’abandon du nucléaire, ce qui est un défi immense.

En France, le choc, l’ouverture d’un temps exceptionnel, ce serait ce temps où l’on créerait une France des citoyens, où on en finirait avec la misère citoyenne, avec le mépris des élites, avec le délitement de la politique, avec l’errance sans but de l’État, l’agonie de l’intérêt général et du service public, le chef à qui l’on délègue tout et qui ne fait rien.

C’est ce que j’ai appelé la révolution de la dignité : remettre le pays en route, le rassembler en partant de la reconnaissance du statut de citoyen, ce socle de dignité, cette condition de la fraternité. Faute de quoi, ne parlons plus de politique, mais d’un théâtre d’ombres dans les coulisses duquel on gère notre déclin.

Cette dignité retrouvée nous amènera à mieux rencontrer le monde nouveau, celui de la globalisation. Nous entrerons dans ce nouvel âge de l’humanisme, un humanisme à l’échelle de tous les peuples, plus confiants et mieux armés si la France est faite de citoyens.

Certes, ce nouveau monde a sa part d’ombre, et il charrie aussi des cauchemars : réduction de l’homme à sa dimension économique, à sa matérialité la plus étroite, à un rôle de serf de la technique… Mais il apporte aussi d’immenses opportunités dont la cause humaniste peut se saisir. Opportunités politiques, avec la mise en place d’une gouvernance mondiale, bien sûr, mais avant tout opportunités de fécondation des regards, des idées, des expériences, dans un échange perpétuel d’expériences, dans le partage des émotions, qui finiront par créer, à l’échelle du monde, une fraternité « d’archipel » dont Édouard Glissant a eu l’intuition.

Le sentiment concret d’un destin commun donnera un tour plus sensible à la question de l’humanisme, restée longtemps sublime mais abstraite – qu’on songe à la controverse de Valladolid, par exemple –, et plus global, car chaque civilisation, de la civilisation arabe à la civilisation chinoise, a sa pierre à apporter au nouvel humanisme.

Voilà l’expérience nouvelle, qui brasse et change le rapport de l’homme à la terre, à la société, à l’histoire. Pour entrer dans ce monde comme une nation qui y aura un rôle, qui y trouvera un sens, nous devons retrouver la capacité à nous poser des questions sur nous-mêmes, comme l’Allemagne l’a fait, en sachant que dans chaque question il y a un défi.

Aux questions politiques, il n’y a que les citoyens qui peuvent répondre, et ils sont aussi les seuls à pouvoir relever le gant. Chaque fois qu’un citoyen se constitue dans le huis clos de sa conscience, la France grandit, l’espoir renaît, l’humanisme est vivant.

Source: Revue des Deux Mondes – Septembre 2011 – Entretien avec Marin de Viry

0 Commentaire

  1. charles

    DDV : « Nous avons besoin de quitter les temps ordinaires pour tout refonder ».
    Et donc de faire un score mini de 60% au second tour de l’Election 2012.
    Seul Dominique de Villepin peut obtenir l’adhésion du plus grand nombre, car tous ont participé au DESASTRE.
    JAMAIS JE NE VOTERAI POUR EUX.
    JAMAIS.
    DDV : son Verbe & son Action.

    - L’Action, tout est là :
    http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/Dette_publique_France_1978-2010.png
    - Faîtes donc un ratio !.. M / t.
    ( les Milliards d’Euro rendus aux usuriers, sur le temps de son Gouvernement )

    - Pour ce qui concerne le Verbe, l’évidence saute aux yeux sauf.. à être.. sourd & aveugle.

  2. georges

    Cet interview est passionnante, à la fois claire et profonde.

    Pour résumer en une phrase, la vision humaniste de DDV partirait des racines kantiennes du triomphe de la raison pour s’élever vers une vision de l’humanité réunie par une dimension de fraternité.

    L’idée forte pour aller dans cette direction – qui peut paraître utopique – sur le plan collectif est de s’appuyer pleinement sur la personne humaine qui est intrinsèquement porteuse d’une dimension dépassant toute individualité.

    Cette personne humaine qui sommeille en chaque individu lorsque les temps sont « ordinaires » parvient à se réveiller si les temps deviennent « extraordinaires » (allusion aux « miracles » français récents issus des périodes de la Résistance et du début de la 5e République).

    DDV est bien là pour incarner le sursaut français… Mais :
    1/ Le temps proche sera-t-il porteur ?
    2/ Les Français seront-ils au rendez-vous de leur Histoire ?

    Les réponses à ces 2 questions conditionneront la réussite ou l’échec de DDV en 2012.

  3. boileu

    avec lui
    toujours pour 2012
    l’unique qui dit vrai est DDV

  4. FH

    QUE LA CAMPAGNE COMMENCE…

    Rien n’est fixé pour la présidentielle pour personne, Villepin a donc encore ses chances. De plus, la campagne va être pesante et pleines d’incertitudes, regardez ce qui se passe pour notre président aujourd’hui avec l’affaire Karachi. On comprends mieux les soudaines révélations de Bourgi pour faire diversion.

    IRONIE DU SORT…

    Je viens de lire le dernier papier de Villepin intitulé « Europe indécise, Europe à la dérive ». Cela m’a tout suite fait penser à cela: si la situation de l’Europe n’était pas grave, elle pourrait presque être comique. On constate que les 2 pays qui incarnent le berceau de la civilisation européenne (gréco-romaine) peuvent être « virés » à cause de leur situation économique, la Grèce et l’Italie. J’ai lu un article d’Attali intitulé « L’Apocalypse Financière » (lui à part plus de fédéralisme… j’avais bien aimé l’article de H. Vedrine à ce sujet « Le Fédéralisme n’est pas la solution miracle à la crise »), bon si on veut être positif, on se dit que APOCALYPSE vient du GREC… apokalupsis qui veut dire REVELATION. Tout cela va peut-être permettre d’aider à créer une véritable Europe politique qui préservera les démocraties.

  5. CHEN

    En ce qui concerne la rivalité entre D. de Villepin et N. Sarkozy, il est tout à fait normal, sachant que DDV a appris par un texte journalistique que N. Sarko l’a accusé d’être l’auteur des problèmes de la listing Clearstream.

    Dans la gouvernance sous J. Chirac, malgré leur différend, ils sont obligés de s’entendre car à l’époque, ils devaient gérer des conflits (manifestation, révoltes des banlieusards, risque de guerre civile, voire même un risque de coup d’état).

    Croyez-vous qu’ils ont le temps de se disputer? Leur union était nécessaire: N. Sarko en tant que ministre de l’intérieur, DDV en tant que premier ministre. Leur tâche était très compliquée dans le sens où le peuple tout entier était déçu du système instauré ou à remanier.

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