Après Le nouveau Président (été 2009) et Le précurseur (été 2010), notre nouvelle série de l’été: « Villepin, l’Homme d’Etat ».
Au fil de ces textes, une évidence: Dominique de Villepin est l’Homme d’Etat dont la France a besoin !
Deuxième extrait, datant de septembre 2002: « Le choix de la volonté », une Tribune signée par Dominique de Villepin.
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« Comment oublier cette journée du 11 septembre 2001 ? Le fracas des tours qui se brisaient au-delà de l’océan résonne encore dans l’intimité dé nos consciences. C’était il y a un an. L’aube du XXIème siècle n’a pas dissipé le spectre de la haine et de la barbarie. Une nouvelle fois, il faut affronter le vertige, ce point ténébreux où l’histoire semble hésiter.
Il y a quelques années, la chute de l’empire communiste paraissait ouvrir la voie à la liberté, à la démocratie et au droit. La révolution de l’information et des communications, et la libéralisation des échanges annonçaient une période de prospérité sans précédent. Les hommes se reprenaient à croire au progrès. Ces espérances ne se sont pas évanouies ; elles se sont obscurcies. L’avenir s’est chargé d’incertitude. La mondialisation a montré sa face d’ombre : des organisations criminelles en constant mouvement ; des réseaux aux alliances mobiles ; des hommes exaltés par le fanatisme, sachant croiser archaïsme et haute technologie ; un triptyque de menaces nouvelles – le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive, le crime organisé – dont la conjonction ne peut plus être exclue.
Le temps paraît s’accélérer, bousculant un monde de plus en plus imprévisible. Les découvertes scientifiques, les innovations se succèdent à un rythme effréné. La richesse s’accumule mais les disparités de développement se creusent. Le savoir progresse et l’information se diffuse, mais aussi l’obscurantisme et l’ignorance. Ballottée au gré des évolutions, dominée parfois par le progrès technique, l’humanité semble condamnée à courir d’une urgence à l’autre, pour tenter d’éteindre les incendies.
Les frontières s’abaissent ou se brouillent. Sur la scène internationale, les Etats ont cessé d’être seuls maîtres du jeu : ils doivent désormais compter avec d’autres acteurs, reconnus ou clandestins. Les interactions sont plus complexes, les interconnexions plus nombreuses, les causalités plus obliques. Des courts-circuits s’établissent, bouleversent les modes de pensée, créant confusion et opacité. Une crise locale se répercute en des points inattendus du globe.
Le conflit du Proche-Orient a ainsi des conséquences en chaîne, de la Russie à l’Afghanistan, de la France aux Etats-Unis, par le jeu des communautés, des opinions, des réseaux d’influence et d’intérêts. L’interdépendance est la nouvelle règle. Les mathématiciens le prédisaient depuis longtemps : le battement d’une aile de papillon à l’extrémité Asie peut provoquer une tempête en Europe.
Nul désormais ne peut ignorer les plaies vives au flanc du monde : la grande pauvreté, lorsque près de la moitié des hommes vivent avec moins de 2 dollars par jour ; la famine, qui continue de menacer l’Afrique ; les épidémies, quand 30.000 enfants meurent quotidiennement de maladies qui auraient pu être prévenues ou guéries ; la destruction de l’environnement, qui hypothèque chaque jour davantage notre avenir ; les turbulences financières, qui menacent de précipiter des pays dans le chaos, comme aujourd’hui en Amérique du Sud ; les crises régionales, enfin, qui creusent des sillons de douleur toujours plus profonds au Proche-Orient, au Cachemire, ou dans la région des Grands Lacs. Autant de points d’entrée au désordre, et trop souvent des populations délaissées qui constituent des proies faciles pour l’extrémisme et la manipulation.
Si elle accroît les vulnérabilités, cette interdépendance grandissante peut aussi s’avérer une chance, car elle tend à faire du monde une totalité responsable. A plusieurs reprises, à de grands tournants de l’histoire, l’humanité a entrevu son unité : à la Renaissance, avec la découverte de l’Amérique, puis au siècle des Lumières, porté par le souffle des grands idéaux de liberté et d’égalité. L’espoir d’un monde réconcilié a ensuite animé les projets de paix aux lendemains des deux guerres mondiales. Mais à chaque fois le monde est resté sourd aux sommations, emporté par les antagonismes, les conflits idéologiques, les égoïsmes et les rivalités d’intérêt et de pouvoir.
La mondialisation nous donne une nouvelle chance de forger une communauté de destin. Le 11 septembre sonne l’heure du sursaut et de la mobilisation, preuve irréfutable qu’il faut écrire l’histoire tous ensemble et déjouer les pièges tendus.
Les terroristes, sacrifiant des milliers de vies innocentes, ne cherchent-ils pas à créer une fracture irréparable, un engrenage de violence et de guerre, un monde poussé à l’escalade où le Nord se dresserait contre le Sud, les bénéficiaires contre les laissés-pour-compte de la modernité, les riches contre les pauvres ? En visant l’Amérique au coeur, ne souhaitaient-ils pas creuser le fossé de la haine ?
La communauté internationale a su faire preuve de responsabilité. Pourtant, le spectre du désordre continue de planer. Pour le chasser, il faut éviter trois écueils.
D’abord, le culte de la force, car il fait en fin de compte le lit du terrorisme, en ignorant la révolution de la puissance qui marque notre temps. Hier, un pays bien armé était un pays sûr. Aujourd’hui, les terroristes ont démontré qu’ils sont en mesure de frapper au c¿ur des territoires, de s’en prendre aux civils sans avoir à se confronter aux armées. Bien sûr, la protection relève toujours des prérogatives et des devoirs fondamentaux des Etats. C’est pourquoi, comme l’ont rappelé le président de la République et le Premier ministre, l’amélioration de la sécurité de nos compatriotes à l’étranger constitue pour la France une priorité. Notre pays va également accentuer son effort de défense afin de rattraper le retard accumulé depuis 1997 dans l’équipement de nos armées. Mais il faut désormais plus que la force pour créer de l’ordre, dénouer les tensions et gérer la complexité. Il y faut conscience, conviction et exemplarité. Face à l’instabilité qui gagne, il faut moins redouter l’excès que le vide de puissance.
Le deuxième piège serait de céder à un parti pris anti-américain, oubliant les liens anciens de l’histoire, de la fidélité, des valeurs partagées et des responsabilités communes. Voici plus de deux siècles que l’Amérique incarne à nos yeux un phare de la liberté, un autre pôle de la démocratie. Aux heures les plus sombres de notre histoire, les Etats-Unis ont été à nos côtés, comme nous sommes aux leurs alors que ce pays ami et allié, frappé par l’épreuve cruelle, découvre sa vulnérabilité et que, dans le même temps, il pressent les risques de l’isolement.
Aujourd’hui, plus que jamais, la franchise et le dialogue s’imposent, dans un esprit de fidélité à notre héritage commun. Nous pouvons certes voir des divergences ; nos chemins sont singuliers, nos modèles originaux. Mais nous devons nous enrichir de ces différences, développer les complémentarités afin d’agir de concert, convaincus qu’aucun pays ne peut assumer seul toutes les responsabilités. Il faut plusieurs pôles de pouvoir, de responsabilité et de stabilité : aux côtés de l’Europe et des Etats-Unis, c’est la vocation de la Russie, la Chine, l’Inde ou le Japon notamment.
Enfin, troisième danger, il ne faut pas se tromper d’adversaire. Rien ne serait plus néfaste que de céder à la tentation des boucs émissaires, de s’inventer des ennemis imaginaires en place de ceux, insaisissables et fuyants, qui nous harcèlent. Le terrorisme ne découle d’aucun principe religieux, n’appartient à aucune patrie. S’il se revendique, pernicieusement, de l’islam, il n’est pas l’islam ; il en est la négation. L’amalgame et l’anathème ne peuvent conduire qu’à la confrontation.
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Derrière ces écueils, à chaque fois la même tentation se dessine : faire cavalier seul, céder à l’égoïsme, l’oeil rivé sur la boussole incertaine d’intérêts à trop courte vue. Cette vision cynique du monde, à l’aune du 11 septembre, paraît soudain bien désuète lorsque l’intérêt de chacun rejoint l’intérêt de tous.
Désormais, l’essentiel n’est plus de se positionner habilement sur l’échiquier international mais d’agir et d’aller de l’avant. Nous devons renouveler les voies traditionnelles de la diplomatie. Pour cela, trois principes s’imposent : légitimité, partage, justice.
La légitimité de l’action ne peut aujourd’hui reposer que sur les valeurs de la démocratie et de l’Etat de droit. La nouvelle communauté mondiale y aspire. Elle revendique une légitimité qui ne soit pas celle de la puissance mais celle de l’action collective, avec des règles claires, des processus de décision à la fois efficaces et respectables, ainsi que des instruments de justice adéquats. La Cour pénale internationale, dont le statut est entré en vigueur le 1er juillet dernier, est un acquis majeur que nous devons désormais défendre et consolider.
Deuxième principe, le partage doit nous guider. Lorsque l’interdépendance est la loi, chaque nation, chaque peuple, chaque culture apporte une contribution unique, essentielle. Le monde, riche de ses différences, multiplie les possibilités d’échange. Alors que l’homogénéité gagne, que la pasteurisation menace, nous devons soutenir, défendre la pluralité des cultures, permettre à chacun d’exprimer pleinement sa singularité. Tout récemment, j’étais en Afghanistan. Ce pays vient à peine de dissiper les ténèbres d’un obscurantisme qui voulait le priver de ses racines. J’ai pu mesurer l’émotion et la fierté d’un peuple qui se réapproprie son héritage. Après la grande exposition consacrée à ce pays, tenue à Paris en 1928, celle de cette année, inaugurée par le chef de l’Etat et le président Karzaï, renoue la chaîne des temps. La culture constitue un appui indispensable dans la marche vers la paix et la démocratie. Sans elle, rien de solide ne peut se construire.
C’est dans le respect de l’autre que nous pourrons retrouver, par-delà ce qui sépare et, parfois, oppose les peuples et les cultures, le foisonnement des affinités, des échanges possibles. A rebours des préjugés, des logiques de fracture, ne jugeons aucune religion à l’aune, de ses fanatiques ; ouvrons la voie du dialogue des cultures. Tous les hommes partagent le même besoin de sens, de dignité, d’humanité.
Cette exigence de partage est au coeur de l’ambition de l’Europe et de la France. Depuis près de cinquante ans, sur notre continent autrefois percé d’antagonismes, nous inventons avec détermination une communauté unie et forte, respectueuse des différences, consciente que sa diversité constitue son bien le plus précieux. A nous de réussir l’élargissement historique de l’Union européenne et d’approfondir la réforme des institutions qui en est le corollaire indispensable. Il revient au couple franco-allemand d’assumer toute sa responsabilité, pour porter au sein de la Convention sur l’avenir de l’Europe des propositions de réforme novatrices et audacieuses.
Dernier principe enfin : la solidarité et la justice. Qui ne voit aujourd’hui que tous nos efforts de sécurité seront vains si nous ne nous attaquons résolument à ces fléaux que sont la pauvreté, la maladie, les atteintes à l’environnement ou les crises régionales ? Nous sommes comptables de ces drames, de ces souffrances qui constituent autant de menaces pour la stabilité du monde. Fidèle à sa vocation qu’atteste l’engagement au service des plus démunis de tant de nos compatriotes, pionniers de l’humanitaire, la France va accroître de 50 % en cinq ans son effort d’aide au développement ; lors du Sommet d’Evian en juin prochain, elle proposera à ses partenaires du G8 l’adoption d’une initiative pour stimuler la recherche scientifique et technologique au service du développement durable, comme l’a annoncé le chef de l’Etat à Johannesburg. Là encore, notre pays et l’Europe ont vocation à être à l’avant-garde. Ce combat rejoint la conception que nous avons de la démocratie, le modèle original que nous avons construit et que nous entendons détendre.
Pour porter ces principes, pour être en mesure de faire pleinement entendre notre voix, nous devons désormais soumettre notre action à quelques règles essentielles.
La recherche de l’efficacité, une démarche positive, à la fois ambitieuse et humble, tracent aujourd’hui le premier des impératifs face aux forces du conformisme, aux réflexes issus du passé, qui risquent à chaque instant de prendre de manière insidieuse le dessus sur la réflexion et la volonté d’agir. Sans céder aux solutions de facilité, nous devons nous attaquer aux fléaux les plus corrosifs de notre temps et donc approfondir la lutte contre la prolifération, traquer patiemment les réseaux du crime organisé, les circuits de la drogue et du blanchiment.
La deuxième règle est celle de la collégialité. Notre action doit s’inscrire dans une volonté collective, qui nous préserve de l’unilatéralisme, assure la transparence des décisions et place chacun face à ses responsabilités.
Actuellement, nous nous trouvons confrontés, en Irak, à un régime qui, depuis des années, fait fi des règles internationales, prend son peuple en otage et menace la sécurité, notamment de ses voisins, en laissant planer la menace de la prolifération d’armes de destruction massive. Cette attitude est inacceptable. C’est pourquoi nous réclamons avec fermeté le retour sans condition des inspecteurs de l’ONU. Mais si cet objectif ne pouvait être atteint, les mesures à prendre, quelles qu’elles soient, ne pourraient être arrêtées que par la communauté internationale selon un processus collégial, c’est-à-dire par le Conseil de sécurité. Seule son intervention, en lui conférant la légitimité indispensable, garantit l’efficacité de l’action et peut écarter le risque de l’instabilité.
Nous devons enfin faire preuve de persévérance et inscrire nos engagements dans la durée. Le combat requiert détermination et ténacité, car les voies de l’ordre sont souvent longues et exigeantes. Aussi faut-il savoir tracer une perspective, envisager le long terme, creuser patiemment un sillon. Nous le voyons aujourd’hui en Afghanistan, où, après l’action nécessaire pour éliminer les bases terroristes, il faut maintenant reconstruire, soutenir l’effort du peuple afghan, l’accompagner vers la démocratie et l’Etat de droit. Nous le constatons encore dans les Balkans, où je me suis également rendu la semaine dernière, et où la lutte résolue et persévérante pour l’Etat de droit et contre les organisations mafieuses demeure l’un des objectifs prioritaires pour assurer la stabilité de la région.
C’est par cette démarche exigeante et respectueuse que notre pays entend peser sur les affaires du monde et contribuer à la construction de la stabilité et de la paix. La France a la vocation et l’ambition de jouer un grand rôle. Elle en a aussi les moyens. Son inventivité, sa compétitivité, son niveau de technologie et d’éducation, lui assurent des bases solides. Sa position au sein de l’Europe, son appartenance au G8, à l’Otan, au Conseil de sécurité de l’ONU, lui confèrent un pouvoir de mobilisation réel. Tout au long de notre histoire, notre nation s’est sentie investie d’une mission particulière sur le théâtre du monde, porteuse de valeurs qu’elle voulait partager avec les autres peuples. Aujourd’hui, notre vocation singulière et généreuse à l’universel constitue notre atout et notre chance. »
Source: Tribune de Dominique de Villepin, ministre des affaires