Depuis une semaine, la communauté internationale a montré qu’elle ne laisserait pas massacrer les populations civiles impunément par un régime assassin. C’était le devoir de notre pays d’être au premier rang dans ce combat. C’est son devoir aujourd’hui d’alerter sur les risques de confusion et de dérive.
Rappelons-le, il y a aujourd’hui des lignes rouges à ne pas franchir pour rester strictement dans le cadre imposé par l’ONU d’une protection des populations civiles : pas d’intervention de troupes sur le territoire libyen, pas de renversement du régime du colonel Kadhafi par les armes. La troisième ligne rouge est en train d’être franchie. Attention à ne pas céder à la solution de facilité d’un cadre de l’OTAN.
C’est un risque majeur de cristallisation des ressentiments qui est pris dès lors que le même schéma que la force internationale en Afghanistan (FIAS), sous contrôle pratique de l’OTAN, est adopté. J’entends bien les arguments pratiques que l’on met en avant pour justifier le rôle de l’Organisation atlantique, mais j’y vois surtout deux aveux.
L’aveu de la perte d’indépendance que nous avons subie en revenant dans le commandement intégré de l’OTAN, tout d’abord. Qui ne voit qu’aujourd’hui l’équilibre serait plus facile à trouver, sans cette décision ?
L’aveu d’impuissance de l’Europe, ensuite. Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’une impuissance technique à planifier ou à conduire des opérations, mais d’une impuissance politique à décider en commun. Il est aujourd’hui indispensable de retrouver un véritable partenariat avec l’Allemagne dans cette crise. Une vraie politique étrangère et de sécurité européenne ne se fera ni sans l’Allemagne ni sans le Royaume-Uni.
Mais il faut aller au-delà de cette opération et préparer dès maintenant l’avenir, car à chaque étape, jusqu’ici, nous avons géré l’urgence tout en manquant d’anticipation. L’avenir est politique. L’avenir, si nous continuons à intervenir directement, sera lourd des mêmes risques que ceux d’Afghanistan et d’Irak.
Le premier risque, c’est le rejet d’une démocratie assimilée à l’Occident. En tant que puissance étrangère, moins encore en tant que puissance occidentale, il ne peut nous revenir de définir ni, a fortiori, de choisir les dirigeants libyens. L’histoire nous apprend que les peuples ne peuvent faire l’économie de leur révolution. Les peuples de Tunisie et d’Egypte ont rappelé avec courage que l’aspiration à la liberté et à la démocratie gardait sa dimension universelle.
L’implication d’un seul soldat étranger à leurs côtés aurait entaché leur combat d’un péché originel. L’histoire européenne nous l’a appris, la révolution ne peut se faire que par le peuple et pour le peuple. Que l’on se souvienne des cris des partisans espagnols à l’arrivée des troupes napoléoniennes : « Viva las cadenas ! » (« Vivent les chaînes ! »), revendiquant leur préférence pour un régime archaïque plutôt qu’un progrès imposé de l’étranger. Il nous appartient de trouver ainsi cet équilibre délicat, à l’écoute et en appui au peuple libyen qui aspire à la liberté, sans pour autant empiéter sur un processus où nous ne pouvons être que mal venus.
Le deuxième risque, c’est la méconnaissance de la complexité libyenne. Disons-le sans ambages, il est difficile de mesurer pleinement la représentativité de ceux qui s’expriment au nom du peuple libyen, plus difficile encore d’estimer le jeu futur des alliances ou des revirements. Dans un pays riche d’une histoire faite de diversité, de traditions nomades et tribales, où la notion d’unité nationale s’appuie sur un passé récent, prenons garde à ne pas favoriser une partition qui ne serait favorable ni à l’idéal de liberté ni à la stabilité stratégique d’une région-clé à la charnière de la Méditerranée et de l’Afrique.
Entre la Tripolitaine qui regarde vers l’ouest, la Cyrénaïque vers l’est et le Fezzan vers le Tchad, la Libye est une mosaïque fragile. Dans un jeu de pendule de l’histoire libyenne, le renversement du roi Idriss Ier, en 1969, a marqué l’avènement d’une classe politique nouvelle en son temps, mais aussi le basculement du pouvoir de Benghazi vers Tripoli. Il ne nous appartient pas de soutenir une région contre une autre, mais seulement d’exprimer notre soutien à tous sur le chemin de la démocratie.
Le troisième risque, c’est le « deux poids, deux mesures ». Nous devons pouvoir répondre aux demandes légitimes des autres peuples arabes, sans être prisonniers d’une réponse maximaliste. Il faut que, dès aujourd’hui, l’Union européenne mandate un représentant spécial à la légitimité reconnue de tous pour, en liaison avec les Nations unies, explorer toutes les voies d’accompagnement des aspirations démocratiques au Yémen, en Syrie, à Bahreïn et, au-delà, en Côte d’Ivoire.
C’est pourquoi, dans ce nouveau temps de la responsabilité politique, nous devons nous fixer des lignes directrices claires. Il y a, à mon sens, trois règles d’or.
Première règle : acceptons avec humilité l’idée que la démocratie est un processus long et incertain, quand bien même le colonel Kadhafi quitterait le pouvoir. Il y aura sans doute des revers et il serait aussi inutile que dangereux de croire que nous pouvons décider à la place du peuple libyen.
Deuxième règle : laissons s’exprimer les aspirations de tout le peuple libyen et encourageons le dialogue entre tous les acteurs, notamment régionaux et tribaux, afin d’asseoir le processus de transition sur la plus large légitimité possible.
Troisième règle : favorisons l’émergence d’une responsabilité régionale dans le monde arabe. La transition ne se fera ni en Europe ni aux Etats-Unis. Les premiers concernés par cette crise à l’issue encore indécise – nouveau régime démocratique et pacifique sur la rive sud de la Méditerranée ou éclatement d’un pays dans une guerre fratricide – sont les pays et les peuples arabes.
A ce titre, il revient au premier chef à la Ligue arabe d’organiser d’urgence un sommet, pour apprécier la situation et tracer les voies d’une solution qui associe toutes les parties, en coopération avec l’Union africaine et l’Union européenne.
Dominique de Villepin, Ancien premier ministre, Président de République solidaire
Source: Le Monde (édition datée du dimanche 27 mars)