Le Président Jacques Chirac et le Jury du Prix pour la prévention des conflits ont distingué vendredi 5 novembre 2010 Monsieur Mario Giro et Monsieur Lakhdar Brahimi au musée du quai Branly.
Monsieur Mario Giro a reçu le Prix de la Fondation Chirac pour son action au sein de la Communauté Sant’Egidio, tandis que Monsieur Lakhdar Brahimi a reçu le Pris Spécial du Jury pour son action au Liban, en Irak et en Afghanistan.
« Madame la Présidente, chère Vaira Vike-Freiberga,
Cher Monsieur Rajendra Pachauri,
Mesdames et Messieurs les
Ministres,
Monsieur le Président,
Cher Stéphane Martin,
Mesdames et Messieurs, chers Amis membres du Jury,
Mesdames et Messieurs,
Mes chers amis,
Permettez-moi de commencer ce propos, par un hommage à mon ami Mohamed Arkoun, Professeur émérite à la Sorbonne, disparu le 14 septembre dernier.
Spécialiste de l’histoire de la pensée islamique, défenseur de la laïcité, il a été un des initiateurs du dialogue interreligieux.
Convaincu de l’importance des échanges culturels entre le monde musulman et le monde occidental pour leur meilleure compréhension, il en a, toute sa vie, été l’inlassable passeur.
Sa pensée qui fut au croisement de celle de l’historien, de l’anthropologue, du sociologue, alliée à une parole sage mais vigoureuse, a permis de démontrer que les religions ne sont pas invariables mais qu’au contraire leurs influences réciproques ont enrichi la pensée de l’Orient et de l’Occident depuis des siècles et peuvent prôner une tolérance mutuelle plutôt qu’un affrontement.
Mohamed Arkoun avait accepté en 2008, de m’accompagner dans la création de ma Fondation dédiée au dialogue entre les cultures et les civilisations.
Il a largement contribué à la création de ce Prix pour la prévention des conflits, que nous allons remettre aujourd’hui et je veux, devant vous, lui exprimer toute ma reconnaissance.
Mesdames et Messieurs, Chers Amis, Partout dans le monde, et particulièrement en Afrique, des équilibres fragiles sont remis en cause.
De nombreuses régions sont, aujourd’hui, confrontées à la prolifération des «zones grises», ces zones qui échappent à l’autorité gouvernementale, où l’administration des Etats se retire, laissant place au chaos et à la loi des armes, à l’affrontement et à l’anarchie.
Ce danger va croissant ; les indicateurs sont alarmants.
Il touche les pays les plus pauvres, les Etats les plus faibles.
Il menace directement la paix dans de vastes régions.
Pour faire connaître celles et ceux qui le combattent, le Jury du Prix de la Fondation a choisi, après l’examen de nombreux dossiers de personnalités ou d’ONG, d’en récompenser deux qui ont contribué dans des conflits majeurs, à la restauration de l’Etat de droit, indispensable préalable à la paix civile et principale antidote à l’apparition de ces « zones grises ».
Tout au long de leur vie, elles ont été militantes du dialogue au service de la paix. Elles ont su discerner dans l’aveuglement de la haine, les hommes et les femmes qui pouvaient se parler, celles et ceux qui ont pu dissiper à temps les malentendus. Elles ont eu le courage de rapprocher celles et ceux qui ont suscité à temps les réconciliations.
Elles n’ont jamais baissé les bras. Elles ne se sont jamais résignées.
La première de ces personnalités, Lakhdar Brahimi a, pour le compte des Nations unies, tout fait pour que les deux conflits aux conséquences les plus lourdes de ce début de siècle, soient suivis de lendemains plus optimistes.
Son action, en Afghanistan comme en Irak et comme auparavant au Liban, a consisté à restaurer l’autorité de l’Etat.
Et comme il n’est d’autorité que d’autorité juste, il a aidé à mettre en place un processus institutionnel qui permet au gouvernement afghan d’agir légitimement, et de réconcilier son peuple, malgré la faiblesse des infrastructures, malgré la diversité culturelle et cultuelle, malgré le conflit, malgré la plaie encore ouverte.
Aujourd’hui en Irak et en Afghanistan, la démocratie est imparfaite et la tâche pour conserver cet inestimable acquis ne fait que commencer.
Elle devra certainement passer par une autre conférence inter-afghane, à la suite de celle de Bonn en 2001.
C’est Lakhdar Brahimi qui a apporté, au nom des Nations unies, la première pierre.
La seconde personnalité, Mario Giro a contribué à inventer une nouvelle diplomatie. Cette diplomatie préventive qui vise à n’impressionner personne.
Une diplomatie du dialogue et du respect des belligérants.
La Communauté Sant’ Egidio dont Mario Giro est le plus actif représentant, a été à l’origine du formidable essor de cette diplomatie.
On peut constater l’étendue de son œuvre et de ses résultats à la lecture de la liste des interventions de Mario Giro : Mozambique, Côte d’Ivoire, Ouganda, Liberia, Guinée, Burundi, Kosovo, Togo… la liste est longue. C’est le travail d’une vie au service de la paix.
Ces deux personnalités ont agi pour restaurer l’autorité de l’Etat, celle qui est aujourd’hui trop absente dans le nord du Mali, dans le Sahara, devenu la route de tous les trafics, et dans le Golfe d’Aden, en Somalie, pays en guerre civile continue depuis 1991.
Pensez-vous aujourd’hui que, si malgré les efforts de l’ONU et de la communauté internationale, le référendum sur l’autonomie du Sud-Soudan dégénère en 2011, cela ne nous concernera pas ?
Ce serait relancer un conflit centenaire, compromettre l’essor économique de toute une région, déstabiliser encore un peu plus des populations, briser leurs derniers espoirs. Et laisser ce désarroi conduire à l’extrémisme.
Mesdames et Messieurs, Chers amis, la prévention des conflits n’est pas seulement l’affaire des négociateurs, elle est l’affaire de tous. Elle est d’abord de la responsabilité des Etats et de leurs dirigeants.
Si la prévention des conflits a besoin de ces exemples que nous voulons honorer ce matin, elle doit plus que jamais, être au coeur des politiques de développement.
L’aide au développement est le meilleur outil pour prévenir durablement des conflits, pour faire en sorte que les conflits d’hier ne reprennent pas à la moindre alerte.
Or partout on voit les feux mal éteints de conflits, rallumés par le scandale de la pauvreté, de l’injuste répartition des ressources, des drames et des exodes provoqués par les catastrophes climatiques.
Pensez-vous que nous pouvons répondre au défi que nous lance l’AQMI (Al-Qaida au Maghreb Islamique), si nous ne réussissons pas à répondre aux enjeux du dérèglement climatique dans cette région si fragile qu’est le Sahel ?
Prévenir les conflits, ici, c’est faire respecter le droit fondamental de l’accès à l’eau et de la sécurité alimentaire, pour les populations les plus fragiles, les plus mal nourries, à l’espérance de vie la plus faible au monde.
L’aide au développement doit avoir plus de moyens et il est urgent de lui trouver de nouveaux financements.
On l’a fait en 2003, et cela n’allait pas de soi, avec mon ami le Président Lula du Brésil, pour imposer la création d’une contribution de solidarité sur les billets d’avion et faciliter ainsi l’acquisition au meilleur prix, de médicaments essentiels. Aujourd’hui, c’est Unitaid qui gère concrètement ce programme.
Il faut à nouveau imaginer d’autres « financements innovants », comme l’a souhaité le Président de la République, Monsieur Nicolas Sarkozy, lors du sommet du Millénaire en septembre dernier, pour soutenir les secteurs du développement qui nécessitent de gros efforts financiers : l’accès à l’eau, l’accès à l’éducation, le développement agricole, la conservation de la biodiversité …
Je soutiens la « Déclaration sur les financements innovants » présentée le 21 septembre dernier par le Japon, la Belgique, et la France, appuyée par le Brésil, l’Espagne, et la Norvège, par l’Union africaine, l’Union européenne et bientôt par plusieurs pays d’Afrique.
Je suis prêt, avec ma Fondation, à apporter ma contribution pour convaincre les décideurs politiques et mobili
ser la société civile sur la nécessité de mettre en place des financements cohérents avec les caractéristiques propres de la mondialisation qui sont la rapidité et la masse de mouvement de personnes, de biens ou de valeurs.
Ces financements sont plus que jamais nécessaires pour aider les Etats fragiles à améliorer leur gouvernance, à travailler ensemble pour une meilleure coopération régionale et à sortir durablement de la pauvreté.
C’est en intégrant l’enjeu global de la pauvreté et des inégalités dans nos politiques publiques, que nous pourrons, à l’instar de ce que nous faisons pour l’environnement depuis quelques années, répondre à un défi qui nous concerne tous.
Je plaide pour que le G20 qui sera sous présidence française à la fin du mois, s’efforce d’apporter une réponse à cette demande de solidarité, qui est une urgence pour la paix et la sécurité.
Chers Amis, je tiens à remercier les experts et les membres du Jury qui nous ont accompagnés dans le processus difficile de sélection de ces lauréats.
Je veux exprimer ma reconnaissance à Monsieur Rajendra Pachauri, qui a fait le déplacement pour remettre ce Prix, alors qu’en Inde, à cette date, on célèbre Diwali, la grande fête de la lumière qui représente la victoire du bien sur le mal.
Le Prix est désormais incarné, grâce au talent du sculpteur Ousmane Saw, par cette statuette, cet « enfant feuille » que la faune et la flore protègent.
Je remercie Monsieur Naguib Sawiris qui a soutenu dès les premiers jours l’initiative de ce Prix.
Je veux exprimer toute ma gratitude à Monsieur Khalil Al-Bunnia et à son père Abdul Wahab Al-Bunnia, venus spécialement d’Irak, pays aujourd’hui meurtri, ainsi qu’à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, qui ont apporté leur soutien cette année.
Je remercie Stéphane Martin de nous accueillir dans cet amphithéâtre Claude Lévi Strauss.
Enfin, avant de lui laisser la parole, je veux saluer la Présidente, Madame Vaira Vike-Freiberga, qui a tant fait pour que la Lettonie rejoigne notre maison européenne.
Je vous remercie. »
Jacques Chirac
Source: Fondation Chirac (Photos Reuters et AFP)