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"Chéreau, regard de traverse", par Dominique de Villepin dans Libération

« Lundi, ouvrant mon journal, j’ai rencontré un regard absent. Le mien, à en croire l’un de nos grands cinéastes. L’est-il, me suis-je demandé ?

Je ne saurais en vouloir à l’homme de théâtre d’avoir cru que «le monde entier est une scène et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs». Pourtant c’est vrai que ce regard porté sur le mien m’a touché. C’est pourquoi j’ai voulu en interroger le sens.

Ce sens, c’est l’histoire d’un jugement qui vous renvoie, sans même le vouloir, au néant. Ce déni de regard qui dans tant de cultures est vécu comme un vol, comme un viol, comme un rapt. Un tel procès, je l’ai vécu et revécu dans ma chair au cours des dernières années. Mais qu’à travers mon regard on juge la classe politique, puisque «cet homme n’a pas de regard peut-être est-ce le cas de tous les hommes politiques ?», prenons garde à la dérive. Car que dit notre époque à travers la bouche d’ombre d’un artiste que je respecte. Elle dit : vous, les politiques, vous n’êtes pas des hommes et des femmes à part entière, vous êtes des mannequins de paille qu’on promène à travers les chemins et les écrans, sans doute pour cacher les véritables pouvoirs, les forces occultes. Des robots programmés pour convaincre et plaire. Et de ce fait même vous devenez des écrans blancs sur lesquels se projettent les frustrations, les peurs, l’adhésion des foules. Jugez-les, car ils s’offrent à votre jugement. Manipulez-les, tordez-les comme des enfants leurs poupées. «J’ai souhaité recadrer», dit le metteur en scène, non sans humour. Ainsi peut-il s’essayer à la si difficile mise en scène de l’histoire.

Ce sens, c’est aussi celui de mon engagement même. Je crois que tout est affaire de regards. Et il y a eu comme un raccourci saisissant d’être face à ce jugement à l’occasion d’une interview sur les cinq ans de la crise des banlieues de l’automne 2005. Sur le souvenir des violences d’une jeunesse avide de regards, indignée en tout cas du mauvais œil jeté sur eux par la société des spectateurs. Des quartiers qui se refusent aux regards en renvoyant de plus en plus de journalistes qui viennent les voir avec leurs «fixeurs», qui détournent les regards pour donner à voir ce qui demande à être vu. Dernière victime en date, un hebdomadaire qui croyait tenir un témoignage choc sur la polygamie en banlieue et qui était victime d’un canular vengeur.

Il y a peut-être dans la réserve du regard le souci d’une valeur que nous croyions périmée et qui pourtant nous hante tous, l’honneur. Parce que ce qu’il exprime c’est le souci de l’autre, l’inquiétude de l’autre. L’idée que ce regard, c’est le regard des siens. Et tant que nous ne serons pas indifférents aux regards en retour de nos actes, nous serons une société.

Mais il y a un arrière-sens, une signification cachée, un tabou pour moi dans l’idée du regard vide. On ne saurait, sous prétexte de lumières trop crues, condamner au néant. Les regards ne se donnent pas, ils s’échangent. Et les acteurs seuls regardent à crédit, car ils savent qu’ils seront regardés au centuple. Est-ce cela un regard habité ? Le regard d’un acteur qui prend bien la lumière ?

Je crois au contraire que la noblesse de la politique, c’est le refus des œillades. Je me suis souvent interrogé devant des photos vieillies, avec leurs raideurs, avec leurs regards vides là aussi. Il est vrai aussi que je suis habité de regards vides, regards de visionnaires et de poètes, d’Homère à Borges, vrai surtout que je suis hanté de ces regards vidés par l’horreur et la barbarie, les yeux de pierre qui se ferment chez Paul Celan. Et, depuis toujours, c’est à ceux-là seuls que je réserve le dernier refuge d’être vide.

Et peut-être le regard qui s’absente devant l’objectif, à l’opposé de toute indifférence, ne le fait-il que pour s’ouvrir à la possibilité de l’autre. Alors oui, la politique pour moi est affaire de regards, c’est-à-dire la mémoire en tant qu’elle affleure dans l’échange d’hommes et de femmes présents les uns aux autres. De personnes qui s’envisagent comme êtres humains, et non seulement des personnages. D’une société qui paie le prix de sa liberté et non d’une pièce écrite d’avance.

Sur la scène de la vie, ce regard vide refuse de jouer. Il est ouvert à l’espérance de ce qui vient. »

Dominique de Villepin

Pour rappel, le commentaire de Patrice Chéreau à propos de la photographie figurant plus haut:

J’ai souhaité recadrer cette photo, sinon on étalait sur toute la longueur de la page une veste et une cravate interminables. Le gros plan montre au contraire quelque chose qui me frappe : cet homme n’a pas de regard. Peut-être est-ce le cas de tous les hommes politiques ? Je ne le ferai pas tourner dans un film.

Source: Libération

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