Le 16 juillet 1995, seulement deux mois après son élection à la présidence de la République, comme s’il y avait urgence à ses yeux, Jacques Chirac, commémorant la grande « rafle du Vel d’Hiv » et la déportation de 76 000 Juifs de France, reconnaissait au nom de la Nation, de toute l’autorité dont il était nouvellement investi, ce qu’aucun Président avant lui n’avait osé admettre publiquement, pas même de Gaulle, pas même Mitterrand, surtout pas de Gaulle, surtout pas Mitterrand.
Que « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. » Que « La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »
Au moment même où ces paroles étaient prononcées, un mythe s’écroulait, celui d’une France qui n’aurait en rien été engagée par Vichy dans les crimes de la collaboration, car elle aurait tout entière été incarnée, depuis le premier jour, dès le 18 juin 1940, par de Gaulle, par la France Libre, par la Résistance. Ce mythe, ce beau mythe, construit de toute pièce, était destiné à préserver l’honneur de la France, France victorieuse, France éternelle, intouchable, immaculée, cette France désireuse d’effacer à jamais sa part de culpabilité et qui ne pouvait avoir été souillée par Pétain, par sa police, par les auxiliaires des nazis.
Pourquoi, après tant d’années, avoir ressenti la nécessité presque impérieuse de cet acte de mémoire si douloureux pour notre pays, pourquoi l’avoir jugée urgente au point de justifier l’un de ses premiers actes de Président ?
Y aurait-il chez Jacques Chirac un goût particulier pour la repentance, l’introspection collective, la contrition nationale, l’auto-flagellation historique ? S’agissait-il d’un règlement de comptes rétrospectif (et bien tardif) d’un enfant de juin 40 humilié par la défaite, honteux et indigné de la collaboration active et empressée des autorités de Vichy, horrifié par la barbarie nazie et le plan d’extermination du Peuple juif ? Est-ce simplement la soif de justice, d’honnêteté et de vérité ? Où trouver le ressort de cette exigence de mémoire revendiquée et de vérité assumée ?
L’objectif ne pouvait être de rouvrir de vieilles cicatrices, de diviser et s’opposer entre eux les Français. C’était au contraire de les rassembler et de les unir autour des valeurs de la République, pour combattre ici, ailleurs et maintenant les forces extrêmes, en rappelant que la liberté et la démocratie ne sont jamais définitivement acquises.
La « repentance » de Jacques Chirac n’est jamais tournée vers le passé. Elle n’est pas parole d’historien. Elle est acte de Politique, tourné vers aujourd’hui et vers demain. C’est en nous forçant à contempler sans fard ce que nous avons aussi été, c’est-à-dire ce que nous pourrions redevenir, que Jacques Chirac accomplit son devoir, qui n’est pas que de mémoire. Il s’agit de dissuader les Français de céder aux séductions de l’extrémisme et du populisme d’aujourd’hui. Il s’agit d’alerter les autres Peuples contre le terrorisme, la « purification ethnique », les génocides et le retour de la barbarie.
Avec le 21 Avril 2002, cette exigence deviendra plus cruciale encore : « On ne débat pas avec le Front National, on le combat! » La clé de ce combat radical est déjà dans le discours du Vel d’Hiv de juillet 1995 : « Quand souffle l’esprit de haine, avivé ici par les intégrismes, alimenté là par la peur et l’exclusion. Quant à nos portes, ici même, certains groupuscules, certaines publications, certains enseignements, certains partis politiques se révèlent porteurs, de manière plus ou moins ouverte, d’une idéologie raciste et antisémite, alors cet esprit de vigilance qui vous anime, qui nous anime, doit se manifester avec plus de force que jamais.
« En la matière, rien n’est insignifiant, rien n’est banal, rien n’est dissociable. Les crimes racistes, la défense de thèses révisionnistes, les provocations en tous genres -les petites phrases, les bons mots- puisent aux mêmes sources. »
Car, le nouveau Président français en est convaincu depuis longtemps, la barbarie n’a pas été refoulée dans un passé définitivement enfoui. Elle ne fait pas partie d’une histoire à jamais révolue. Les monstres qui ont hanté le XXème siècle n’ont pas disparu. Ils peuvent resurgir. L’horreur peut revenir. Elle est même à nos portes : « Ces valeurs, celles qui fondent nos démocraties, sont aujourd’hui bafouées en Europe même, sous nos yeux, par les adeptes de la « purification ethnique ». Sachons tirer les leçons de l’Histoire. N’acceptons pas d’être les témoins passifs ou les complices, de l’inacceptable. »
Après les élections régionales de 1998 où se manifesteront des connivences entre droite républicaine et extrême droite, notamment à Lyon, Jacques Chirac réagira avec force, opposant son veto à tout compromis : « La politique, dans une démocratie, c’est l’honnêteté et le respect de l’autre. La politique, c’est défendre un idéal, c’est être au service de ses concitoyens. La fin ne saurait en aucun cas justifier les moyens. Il faut, en toutes circonstances, un esprit de responsabilité et de vigilance. A la droite républicaine, je voudrais dire qu’elle peut convaincre sans se renier. Elle a pris des engagements, maintes fois répétés, aux termes desquels elle n’accepterait aucune compromission avec l’extrême droite. Ses engagements doivent être respectés dans la lettre mais aussi dans l’esprit. Si je tiens à rendre hommage à tous ceux qui ont fait preuve de courage et de clairvoyance, je ne peux que désapprouver celles ou ceux qui ont préféré les jeux politiques à la voix de leur conscience. Cette attitude n’est pas digne et elle peut être dangereuse. »
Sur un terrain tout différent, qui montre bien la cohérence et la continuité d’inspiration de la politique intérieure et de la politique étrangère de Jacques Chirac, la guerre en Irak sera une nouvelle épreuve de vérité pour les valeurs de la République, éclairées par la mémoire de l’histoire.
Elle sera précédée de multiples interventions du Président français pour servir la paix et défendre le droit en invoquant la mémoire d’un passé de souffrances. Ainsi, en 2000, pour affirmer le soutien de la France aux tribunaux internationaux chargés de punir les crimes contre l’humanité de la fin du XXème siècle, comme le Tribunal de Nuremberg après la Seconde Guerre Mondiale. « Les dernières années du siècle ont été marquées par des crimes contre l’humanité, par des génocides. Lecortège d’horreurs qui les accompagne choque profondément la conscience universelle. Nos concitoyens, toujours mieux informés, exigent que cessent massacres et destructions. Ils exigent que la communauté internationale réagisse. Que justice soit faite. Ils espèrent en la force dissuasive d’une sanction effective. Cette exigence a conduit à la création des tribunaux pénaux internationaux. Progrès impensable voici seulement dix ans. Qu’il s’agisse du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, de celui créé pour juger les responsables du génocide au Rwanda, ou de la prochaine Cour pénale internationale, l’esprit est le même. L’opinion publique mondiale n’accepte plus que les pires criminels s’abritent derrière la raison d’Etat ou la souveraineté nationale pour commettre impunément leurs exactions. »
Il exprime avec constance la même exigence, la même vigilance, la même intraitable fermeté pour défendre les valeurs de l’humanisme universel et appeler à la tolérance, au respect de l’autre, contre tous ceux qui bafouent ces principes. Il le fait toujours en brandissant l’instrument du droit international plutôt que celui de la force, non seulement parce qu’il répugne profondément à recourir aux solutions militaires (sans pour autant les exclure), mais aussi, fondamentalement, parce qu’il ne croit pas, en général, à l’efficacité durable des politiques de force.
Seulement un mois après les crimes de masse perpétrés à New-York par Al Quaïda, dès le lundi 15 octobre 2001, Jacques Chirac livrera son analyse et esquissera des réponses de sagesse qui seront aux antipodes des réactions de George Bush et des penseurs néo-conservateurs américains : « Avec la tragédie du 11 septembre, c’est une vision utopique du nouveau millénaire, comme temps de paix et de la fin de l’histoire, qui a été touchée au coeur. D’aucuns avaient le sentiment que
nous avions laissé dernière nous le siècle des deux guerres mondiales et de ses millions de morts, de la Shoah, du goulag et de tant d’autres massacres. Malgré les conflits qui continuaient d’ensanglanter notre planète, le siècle naissant était accueilli avec espoir et confiance. Espoir d’un monde libre et pacifié, avec la chute du Mur de Berlin et la fin de la guerre froide. Espoir d’un monde meilleur où les progrès de la science, les vertus de l’éducation, la rapidité des communications apporteraient davantage de prospérité, de justice, de bonheur. Confiance dans les avancées de la démocratie et l’affirmation des solidarités. La tragédie de New York, dont nous n’avons pas fini de mesurer les effets, est venue ébranler cet espoir et cette confiance. De plus en plus, nous entendons évoquer un choc des civilisations, qui marquerait le XXIe siècle, de même que le XIXe siècle a vu s’affronter les nationalités et le XXe siècle les idéologies. Un choc de civilisations, présent et à venir, qui serait plus radical, plus violent, plus passionnel parce qu’il verrait s’affronter des cultures et des religions. Ce discours qui se nourrit de toutes les peurs, il s’agit d’abord de le réfuter. Car l’adopter, c’est tomber dans le piège que nous tendent les terroristes, qui veulent soulever les hommes, culture contre culture, religion contre religion. Et si, devant l’horreur, les pays se rassemblent pour châtier les coupables, pour endiguer le terrorisme, c’est un combat pour l’homme, pour l’homme et contre la barbarie. A ce discours il s’agit surtout d’opposer une autre réalité, politique, morale, culturelle, une autre volonté : celle du respect, celle de l’échange, celle du dialogue de toutes les cultures, inséparable de l’affirmation claire et sans concession des valeurs qui nous font ce que nous sommes. » Dans ce discours à l’UNESCO sur le dialogue des cultures, Jacques Chirac ne fait que développer, à l’épreuve d’une actualité sanglante, les convictions profondes qu’il exprimait déjà, six ans plus tôt, en commémorant la rafle du Vel d’Hiv.
Source: Philippe Bas, ancien Secrétaire Général de la Présidence de la République, ancien Ministre (Pour l’Association Avec le Président Chirac)