L’arraisonnement brutal du Mavi-Marmara, chargé de civils, dans les eaux internationales, semble nous prouver une fois de plus l’impuissance du droit et de la raison.
Derrière ce drame, se pose à nous la question occultée du sort de Gaza. Rien ne saurait justifier qu’on prenne en otage une population d’un million et demi d’hommes, de femmes, d’enfants dans une ville asphyxiée.
Censé discréditer le Hamas, le blocus n’a fait que renforcer l’image de martyr dont se pare le mouvement. La marginalisation des radicaux ne peut qu’accompagner la paix, pas la préparer.
C’est d’autant plus incompréhensible venant d’une société démocratique, ouverte, prospère, comme l’est Israël. Ce paradoxe nous interroge: comment a-t-on pu en arriver là? Il y a à Gaza l’aboutissement d’un engrenage dont Israël est prisonnier, l’éternel engrenage de la force. Le souci de la sécurité d’Israël est légitime, et la France l’a toujours rappelé et s’en est toujours portée garante. Mais depuis dix ans, confronté à la terrible épreuve des tirs de roquettes et des attentats-suicides, déçu dans ses espoirs nés à Oslo, Israël s’est lancé dans une fuite en avant sécuritaire: érection du mur de sécurité, guerre au Liban de l’été 2006 et opération militaire dans la bande de Gaza l’an passé.
Cette logique mène à la surenchère, toujours plus d’usage de la force, toujours plus de transgression du droit, toujours plus d’acceptation de l’inacceptable. Mais surtout elle est inefficace et autodestructrice, car la force croit être un raccourci, alors qu’elle n’est qu’une impasse, et même un dévoiement.
La première impasse, c’est l’isolement, car la force se coupe de tout ce qui n’épouse pas ses vues. Le résultat des deux dernières années d’opérations à Gaza, c’est un isolement diplomatique croissant d’Israël. La relation privilégiée avec les Etats-Unis s’affaiblit. Le partenariat stratégique qui rapprochait Israël de la Turquie, essentiel au dialogue régional, se dégrade de jour en jour.
Deuxième impasse, le doute, car la force entraîne la radicalisation progressive, le repli sur des positions extrêmes et l’éclatement politique. L’union sacrée face au danger extérieur se transforme en une fracture intérieure. En Israël, l’échiquier politique se divise au détriment d’un gouvernement stable et capable de prendre des initiatives fortes en faveur de la paix et où les Arabes israéliens, un cinquième de la population, se sentent relégués. Mais aussi dans les communautés juives du monde entier, qui connaissent le doute. Le sionisme a été, un siècle durant, une pensée d’émancipation, de progrès et d’ouverture sur l’universel à partir de l’expérience historique singulière du judaïsme, bravant les violences, les préjugés et les haines. Aujourd’hui, il lui faut retrouver cette part d’universalité.
Troisième impasse, l’impossibilité de la paix, car la force nourrit la force en retour et les grands laissés-pour-compte des dernières années, ce sont bien les modérés, Israéliens comme Palestiniens, qui veulent croire qu’une paix juste est possible, qui savent que la coexistence de deux Etats est la seule solution et qu’elle est urgente. Mais à chaque excès de Tsahal, les hommes du Fatah sont fragilisés, à chaque tir de roquette du Hamas, le camp de la paix israélien se rétrécit. Le même gâchis se renouvelle sans cesse. Les négociations indirectes récemment reprises sont étouffées dans l’œuf.
Rappelons-nous que d’autres nations se sont lancées dans de telles surenchères – y compris la France, de la spirale des guerres napoléoniennes, qui prirent le relais de la patrie en danger, à l’engrenage du traité de Versailles qui mena à l’occupation de la Ruhr. Toutes y ont sacrifié une part de leur légitimité et de leur identité. Après le 11-Septembre, l’Amérique a été livrée, elle aussi, à la peur. Son aspiration à la sécurité était justifiée. Mais, en s’engageant dans l’aventure irakienne, les Etats-Unis ont fait primer la force sur le droit, s’enfermant dans un conflit qu’ils ne peuvent gagner. Toute notre histoire le montre, il n’y a pas d’exception de sécurité aux principes. Le seul verrou contre la démesure, c’est le respect intégral des principes et des valeurs.
Les événements récents marquent un tournant historique. Il faut casser la logique de la peur et de la force. Israël ne peut espérer garantir durablement sa sécurité tant que justice n’est pas faite au peuple palestinien. Cela signifie, pour Israël, de tracer un chemin de justice.
Et le premier pas, c’est la fin du blocus de Gaza. L’assistance à une humanité en danger, tel est le prix à payer pour la sécurité d’Israël.
On le voit en Cisjordanie, un autre avenir est possible. La population palestinienne est capable de prendre en main son destin économique et de connaître une croissance impressionnante – 8,5% en 2009 – qui est porteuse d’espoir à défaut de régler tous les problèmes.
Ce chemin passe par la création d’un Etat palestinien, car seule la reconnaissance d’un Etat palestinien souverain peut être le point de départ d’un nouvel élan pour la région.
Dans ce processus, tout le monde le sait bien, il faudra impliquer le Hamas dans la dynamique de paix. Comme pour tout mouvement radical, chaque défaite devant la force est une victoire dans les esprits, par un effet de levier imparable. L’enjeu, c’est bien aujourd’hui d’avancer vers une unité palestinienne qui offre un interlocuteur crédible pour la paix. Il faut pour cela que la communauté internationale assume toute sa responsabilité. Je crois pour ma part que l’Organisation des Nations unies (ONU) garde un rôle central à jouer pour faciliter le processus de paix, même si la mobilisation américaine est indispensable pour débloquer la situation.
C’est un enjeu pour la stabilité du Moyen-Orient. Car ceux qui veulent œuvrer à la stabilité du Moyen-Orient sont affaiblis par la logique de force. La spirale sert de justification à d’autres spirales, comme celle de la prolifération nucléaire en Iran. Le monde arabe doit surmonter ses ambiguïtés sur la question palestinienne pour peser de tout son poids afin de faciliter le règlement de ce conflit.
C’est un enjeu pour le monde, s’il veut montrer qu’il est capable de faire triompher le droit et la justice et qu’il n’est pas condamné à se taire devant les chars.
Saisissons l’occasion pour faire avancer la position d’une Europe unie, à rebours de son absence au cours des dernières années.
Compte tenu de ses liens historiques avec toute la région et de sa vocation de trait d’union au service de la paix, la France doit jouer son rôle.
Dominique de Villepin – Tribune parue dans l’édition du Monde datée du 5 juin 2010