Dominique de Villepin a donné, jeudi 20 mai, une conférence au Conservatoire des arts et métiers (CNAM) intitulée « L’Union européenne face aux défis de la mondialisation ».
Pour Mediapart, l’ancien premier ministre en développe les arguments, estimant que « la crise grecque offre un moment européen pour initier un redressement après vingt ans de vertige ».
Beaucoup de Français et d’Européens ont aujourd’hui le sentiment que l’Europe est devenue folle.
Sur le plan financier, elle est dans la situation absurde du baron de Münchhausen se sortant du marécage où il s’est embourbé en se tirant par les bottes et en se soulevant dans les airs. L’Europe peut-elle sortir du marécage de la dette en s’endettant encore davantage ?
Elle donne le spectacle politique navrant de la division permanente. Les gouvernements s’accusent mutuellement d’irresponsabilité, ils rivalisent de postures belliqueuses pour imposer leur point de vue, on livre les uns et les autres à la stigmatisation, tantôt les cigales grecques, tantôt les fourmis allemandes.
Les experts européens, une fois encore, rivalisent de créativité pour proposer de nouveaux meccano institutionnels, des procédures, des mécanismes, qui, cette fois, c’est sûr, mettront fin aux déséquilibres constatés depuis des années.
Là n’est pas l’enjeu. Car l’Europe joue bel et bien son existence. Il s’agit de lui donner une stabilité qu’elle a perdue, de l’appuyer sur une légitimité assurée et de la fonder sur des principes authentiquement partagés.
Et c’est aujourd’hui possible, car la crise grecque offre un moment européen pour initier un redressement après vingt ans de vertige, pour redonner un sens à un modèle européen dont nous pouvons être fiers et dont la crise a montré la force.
Cela suppose d’arbitrer enfin les choix que l’Europe s’est toujours refusée à faire et de relancer les politiques communes qui sont l’Europe au service des peuples. Cela suppose aussi de se tourner vers le monde pour y assumer notre puissance et notre indépendance en mobilisant tous les leviers disponibles.
Mais l’essentiel, c’est d’obtenir les garanties d’une construction solide en donnant la priorité à une Europe des Nations, qui est avant tout une Europe des peuples. La défaillance aujourd’hui est pour beaucoup une défaillance des gouvernances nationales. La France doit avant toute chose renouer avec elle-même à travers une politique maîtrisée, crédible et juste.
L’Europe est à la question.
Car nous sommes passés sans nous en rendre compte du temps de la construction européenne au temps du questionnement de l’Europe.
L’Europe est-elle gouvernée ? La question se pose, tant, dans les dernières années, on a eu le sentiment d’une gestion au coup par coup dans laquelle la vision de long terme a totalement disparu, de grandes idées –la régulation, le gouvernement économique, le budget communautaire renforcé– qui refont surface, mais dans l’improvisation, dans le compromis de dernière minute et d’une soumission au marché qu’il s’agit de rassurer à tout prix, même au prix d’embardées politiques permanentes, un jour une relance massive, un autre une rigueur générale. Il faut rappeler avec force ce que disait le général de Gaulle: «Le marché n’est pas au dessus de la nation et de l’Etat». C’est vrai aussi pour l’Europe. Elle donne à voir également un vide de pouvoir insupportable au moment où le pilotage automatique de l’Europe tombe en panne, enfermant l’Europe dans un carcan juridique d’incertitudes, par exemple avec la clause de «no bail out», interdisant tout sauvetage direct d’un Etat par l’Union européenne. Tout l’organigramme européen est resté invisible: où est le président de la Commission, Barroso? Où est Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe? Où est Herman Van Rompuy, président du Conseil européen? Les seules voix qu’on entende sont celles des principaux chefs d’Etat. Ils ont eu raison de se saisir des enjeux, mais leur cacophonie et les rapports de force risquent de se payer cher –accréditant l’impression d’une arrogance des grands Etats à l’égard des petits.
L’Europe est-elle condamnée à la fuite en avant? Depuis vingt ans, l’Europe éprouve un sentiment de vertige. 1989-1991 a été un temps d’espoir, avec la perspective de la réconciliation européenne, mais aussi un temps d’illusion sur le fédéralisme ou sur le libéralisme: vertige du tout libéral de la politique de la concurrence. De 1995 à 2007, nous avons connu le vertige de l’élargissement de 12 à 15 puis 25 et enfin 27, sans anticipation des blocages institutionnels. 2001-2003 a été le temps de la peur américaine, du 11-Septembre, jusqu’à l’engrenage de la force en Irak, mais aussi l’occasion manquée de l’émancipation européenne après soixante ans de dépendance atlantiste. L’Europe a été obligée de poser la question de son lien à l’Amérique, mais ne l’a pas résolue. 2008-2010, temps de la crise bancaire puis de la crise de la dette souveraine, a été, jusqu’ici, l’occasion manquée d’affirmer la puissance européenne. L’Europe a dû poser la question de son unité économique, mais n’y apporte pour l’instant que des réponses tardives et hésitantes.
Quel est encore le projet européen ? On ne le sait plus, car l’Europe traverse une triple crise:
Crise d’identité face à l’incertitude sur les frontières de l’Europe, face à ce qui définit le projet commun. Elle a perdu ses moteurs historiques –la reconstruction économique et la réconciliation d’un côté, la guerre froide de l’autre.
Crise de légitimité, avec le sentiment diffus chez beaucoup de citoyens européens que l’Europe est confisquée par des élites coupées des préoccupations populaires, que les votes et les messages des électeurs ne sont pas pris en compte.
Crise d’efficacité, lorsque coexistent 22 procédures de décision différentes, lorsque l’ensemble des décisions donne le sentiment de compromis difficiles et fragiles, à rebours de l’intérêt général. Les renégociations de la Politique Agricole Commune au cours des dernières décennies en portent témoignage.
Faut-il alors abandonner l’Europe ? Certainement pas, car l’Europe est une chance.
Elle offre un modèle politique sui generis, une première dans l’histoire mondiale qui a garanti la paix et la prospérité grâce au dépassement des affrontements nationaux à travers des solidarités de fait (Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier) et une communauté de valeurs (Etat de droit, démocratie, libertés fondamentales). Elle a apporté de grandes réalisations pour le bénéfice de chacun: le Marché Commun, la PAC, EURATOM. N’oublions pas que cette construction a été un modèle pour d’autres régions du monde.
Un modèle économique en même temps, caractérisé par une forte intervention de l’Etat, par une industrie puissante et bien insérée dans le tissu économique, où 1′emploi industriel crée 2,5 emplois dérivés dans les services. Cela suppose que l’Union Economique et Monétaire marche sur ses deux jambes et que l’Europe se dote d’une gouvernance économique solide.
Un modèle social caractérisé par l’Etat-Providence garant des solidarités collectives fondées sur le travail, contrairement à l’individualisme anglo-saxon et à la solidarité naturelle d’ordre souvent familial en Asie, modèle dont la crise économique a montré l’importance.
Un modèle culturel, fondé sur la diversité des formes et des publics, la capacité à faire la synthèse des apports du monde, la valorisation d’un grand héritage. Aujourd’hui, conserver notre influence culturelle suppose des actions communautaires volontaires: grand pôle traduction, livre, internet, cinéma, des coopérations culturelles internationales entre Instituts nationaux, pourquoi pas un Institut Erasme?
Aujourd’hui nous sommes au pied du mur.
La crise grecque a agi comme un révélateur de la fragilité de l’Europe, avec un déficit moyen de 6,6%, mais avec une grande amplitude de 10 à 13% en Grèce, en Espagne, en Angleterre à 5% en Allemagne, avec un endettement prévisible de l’ensemble de l’eurozone de presque 90% à l’horizon 2011.
Elle a révélé aussi un penchant aux excès. Elle a suivi une
trajectoire d’endettement excessif pendant une décennie, incapable pour la plupart de ses membres de se plier aux critères de Maastricht dont les sanctions restaient inappliquées. Aujourd’hui, elle risque de tomber dans l’excès inverse d’un coup de frein si brutal qu’il enclencherait un cercle vicieux déflationniste –déflation, récession, gonflement de la dette– comparable à celui des années 1932-1936. Refusons de céder à la panique et au catastrophisme. La faiblesse de l’euro n’est pas un problème en soi, elle apporte même des solutions –pour notre compétitivité, car un euro à 1,23 dollar, c’est un milliard de chiffre d’affaire de plus pour EADS par exemple. Une baisse du taux de change de 10% sur deux ans, c’est 5% d’exportations en plus, un point de croissance. C’est bien de la vitesse de la chute et de l’instabilité qu’il faut s’inquiéter, et on ne répond pas à l’instabilité au coup par coup.
Mais la crise a manifesté aussi de la capacité de sursaut. Certes, les décisions ont toutes été tardives et ont semblé improvisées, alors que les risques étaient connus depuis les premières flambées de taux d’intérêt sur les obligations grecques début 2009. Mais il y a eu un sursaut avec le plan d’aide de l’Union européenne et du Fonds Monétaire International de 110 milliards d’euros et le plan de sauvetage d’un potentiel de 750 milliards d’euros mais ce plan ne règle pas tout.
Reste le risque de contagion et de défiance généralisée compte-tenu du problème du Portugal et surtout de l’Espagne (10% du PIB européen) qui excède les capacités de l’Europe, des différences de points de vue franco-allemands, la France défendant une solidarité dont on ne mesure pas bien les conséquences et l’Allemagne une responsabilité individuelle des Etats qui semble mener à la dislocation et de l’absence de gouvernance économique garantissant la poursuite des efforts de stabilisation communs.
L’Europe doit réagir et rechercher l’équilibre à travers une gouvernance économique appuyée sur un double effort. Plus de coordination, d’abord. Cela suppose: une coordination visant à l’harmonisation fiscale, budgétaire, sociale, une coopération de tous les acteurs pour restructurer la dette des Etats les plus en difficulté si cela s’avère nécessaire pour éviter un enlisement des pays et des outils communautaires pour soutenir la convergence économique et budgétaire par un budget fédéral et des aides incitatives aux Etats. Ce budget fédéral pourrait être alimenté par une taxe carbone aux frontières par exemple et pourrait permettre la constitution d’un grand emprunt européen comme avait pu le préconiser Jacques Delors.
Plus de discipline des Etats, ensuite, pour se plier à leurs propres engagements, c’est-à-dire un accord volontaire sur une bonne politique de rigueur pour l’ensemble des Etats –maîtrisée et crédible, fixant un calendrier et des dates de retour dans les limites du Pacte de Stabilité. Les pistes sont nombreuses pour une inscription d’une norme budgétaire dans les constitutions: le modèle hollandais qui oblige un gouvernement à se fixer, en début de législature, une trajectoire de déficit pour l’ensemble de la législature ou la logique allemande qui fixe l’obligation d’un déficit moyen annuel d’au plus 0,35% du PIB sur un cycle économique de douze ans. Le premier, plus politique, responsabilise les majorités, mais continue de hacher le temps long économique au gré du couperet électoral et peut se retrouver en porte-à-faux avec l’irruption d’une crise sévère, comme en 2008. Le second modèle, certes plus rigide, a, à mon sens, un double avantage, celui d’assurer une synchronisation des finances publiques européennes, et surtout franco-allemandes, et celui d’exprimer un consensus de la nation dépassant les alternances électorales. Le président de la République semble privilégier la première option, plus conforme à une lecture partisane des institutions. Mais, en tout état de cause, je veux saluer l’avancée que représente un engagement concret, car l’enjeu essentiel, c’est bien l’efficacité de la réduction des déficits.
On peut envisager aussi une forme de supervision a priori des budgets nationaux par les Parlements nationaux à travers la réunion des rapporteurs généraux des budgets. Pourquoi pas des débats coordonnés entre les différents Parlements sur les grandes orientations. On peut envisager aussi, dans des situations exceptionnelles, par exemple quand la dette dépasse 90% du PIB d’un Etat-membre –puisqu’à partir de ce seuil, on sait que la croissance potentielle est amputée d’un point, des mesures exceptionnelles (aides communautaires, droits de vote), mais pas un contrôle a priori des lois de finances nationales par la Commission, comme l’a proposé la Commission récemment. Il faut garder le souci de la souveraineté et refuser les mises sous tutelle qui sont une erreur, parce que, à terme, cela ne peut conduire qu’au discrédit de l’ingérence d’institutions européennes, et une faute parce que cela délégitime les Etats, qui restent la source de légitimité de l’Union européenne.
Un calendrier, enfin, pour définir un chemin de convergence européen. Les programmes d’austérité à trois ou cinq ans ne sont pas crédibles et ils peuvent même être contre-productifs. Il faut donc définir une stratégie de dix ou quinze ans pour parvenir à une convergence effective. Il faut anticiper les difficultés de la transition et prévoir des mécanismes de stabilisation pérennes à partir du plan de sauvetage de 750 milliards d’euros mis en place le 9 mai.
La crise grecque nous invite à redéfinir une philosophie de l’Europe en renouant avec une communauté de valeurs et de destin.
Comment remettre le projet politique au cœur de l’action, pas la construction juridique? Sa complexité en a fait une affaire intelligible des seuls experts et l’a éloignée des citoyens. Ce qui compte pour eux, c’est que l’Europe défende sa place dans le monde, que sa voix y soit entendue à armes égales avec les autres grandes puissances, les Etats-Unis, la Chine et l’Inde demain.
Comment remettre l’Europe sur ses pieds? Les nations sont et restent les piliers de la maison Europe: il ne faut pas unir malgré la diversité mais grâce à la diversité.
Comment redonner du temps à l’Europe pour la sortir des négociations et des projets au jour le jour ? Aujourd’hui, imposer des plans d’austérité à trois ou cinq ans n’a pas de sens, il faut une programmation à l’échelle d’une décennie, combinée avec une politique de l’offre intelligente, pour ne pas tuer la croissance dans l’œuf.
Les défis de la mondialisation appellent à la construction d’une autre Europe.
Le premier défi, c’est l’unité, car l’Europe est face aux divergences.
Il y a en fait trois Europe en une seule qui ont des besoins et des attentes non seulement différents, mais encore divergents.
Une Europe du Nord globalement bien insérée dans la mondialisation, qui a fait le choix de la compétitivité et mise sur les exportations, après des décennies de réformes difficiles (Allemagne, Grande-Bretagne, Suède, Danemark).
Une Europe de l’Est ouverte à tous les vents de la mondialisation –avec une forte croissance mais une grande fragilité; des pays qui ont fait des réformes abruptes dans les années 1990, qui ont misé sur les délocalisations d’Europe occidentale et restent très dépendants des aléas de la conjoncture.
Une Europe du Sud qui est restée rétive à la mondialisation, perçue comme une menace, et qui mise sur la consommation intérieure pour maintenir sa cohésion sociale.
Il y a en outre une divergence fondamentale, au cœur de la dérive de l’Union européenne, c’est la divergence franco-allemande depuis la réunification. Divergence économique avec l’écart croissant des coûts unitaires du travail, du dynamisme des échanges commerciaux, mais aussi psycholog
ique avec une défiance croissante et des attentes de plus en plus différentes dans les opinions publiques. On renoue avec les logiques de bouc-émissaires accusant un peu facilement les autres pays des difficultés de la zone euro. La divergence est également géopolitique, avec un tropisme croissant de l’Allemagne réunifiée vers l’Est. Le partenariat entre Siemens et le russe Rosatom en avait été un exemple.
Le deuxième défi, c’est d’assumer la puissance face au choc de la mondialisation.
Car il existe bien un risque de marginalisation économique. La part dans l’économie mondiale de l’Europe régresse de 20 à 15%, dans les échanges mondiaux de 28 à 22%. Les prévisions de croissance pour 2010 le montrent: 3,2% de croissance aux Etats-Unis, 10% en Chine, 8% en Inde et 0,7% en Europe. A cet égard, tout le monde en convient, la stratégie UE 2020 n’est pas à la hauteur, d’autant que l’Europe a pris du retard dans l’innovation avec l’échec de la Stratégie de Lisbonne, l’effort de Recherche & Développement stagnant à 2% du PIB. D’ailleurs, les objectifs chiffrés sont parfois la reprise pure et simple des objectifs que Lisbonne n’avait pas réalisés: 3% de dépenses de R&D, 40% de diplômés de l’enseignement supérieur… Rien n’a changé sur la méthode, la Méthode Ouverte de Coordination fonctionnant toujours avec la seule pression –très insuffisante– des pairs.
L’Europe n’est pas préparée au monde de la rareté. Les clés de la puissance dans la nouvelle mondialisation seront l’approvisionnement en ressources rares: énergie, matières premières notamment métaux, terres agricoles. Or il n’y a pas de politique commune de l’énergie digne de ce nom. Il faudrait à l’Europe une mutualisation des achats pour peser plus fortement sur les Etats fournisseurs. Mais les tensions internes sur les voies d’approvisionnement, avec les gazoducs South Stream, North Stream et Nabucco, montrent la tentation pour les Etats de jouer cavalier seul en fonction des intérêts de leurs champions nationaux et de leurs propres partenariats. La faiblesse du partenariat stratégique avec la Russie est d’ailleurs liée aussi à la division des Etats face à la Russie et aux réticences des Pays d’Europe Centrale et Orientale.
La marginalisation s’annonce tout autant politique.
De toute évidence, l’Europe ne défend pas assez ses intérêts dans le cadre de la gouvernance mondiale. A Copenhague par exemple, l’échec est en partie dû à la faiblesse européenne à cause des erreurs de la présidence suédoise mais surtout des tiraillements et incohérences nés de la Conférence de Poznan pendant la Présidence Française de l’Union européenne en décembre 2008 et des divisions des 10 chefs d’Etat européens présents. Le G20, au cours duquel l’Europe n’a pas été en mesure de prendre un rôle d’impulsion et de suivi à la mesure de ses capacités sur un sujet qui lui importe, est un autre exemple de faiblesse incompréhensible.
Il s’agit en définitive d’un véritable risque d’effacement de l’Europe, comme le montrent les insuffisances de l’Europe de la Défense, malgré quelques progrès depuis la déclaration de Saint-Malo en 2003, comme la possibilité pour les Ministres de la défense de se réunir seuls ou la nouvelle coopération structurée permanente. Il y a déjà une faiblesse des budgets militaires des Etats européens comparés à ceux des autres régions. La somme des budgets militaires européens ne représente pas la moitié du budget militaire des Etats-Unis. Du côté de l’Europe de la Défense, les budgets sont minimes et les opérations limitées, 6.500 hommes assurent à l’heure actuelle des missions dans le cadre de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense, moins que la France à elle seule. Le plus souvent ces missions sont à dominante civile, comme EULEX au Kosovo ou EUBAM en Transnistrie. Depuis un an, la seule opération PESD nouvelle est une opération de formation des forces de sécurité somaliennes en Ouganda. Pour autant, quelques succès sont à noter comme l’opération Atalante contre la piraterie au large de la Corne d’Afrique.
Surtout, l’Europe de la Défense souffre d’une indépendance insuffisante à l’égard de l’OTAN (sans pour autant être coordonnée avec elle): il n’y a pas d’état-major de planification autonome, par exemple.
Le troisième défi, c’est la démocratie, face à la défiance des citoyens.
Les dernières années ont montré une défiance des électorats nationaux à l’égard de l’Union européenne, que ce soit avec les référendums français et néerlandais de mai et juin 2005 ou avec les doubles référendums du Danemark et de l’Irlande, qui discréditent le vote. L’engouement pour le Parlement Européen s’éteint peu à peu, avec une abstention passée de 37% à 57% entre 1979 et 2009.
Les Etats entrent dans une spirale de discrédit, accusant l’Union européenne de toutes les politiques impopulaires et s’emparant de toutes les vertus démocratiques, mais accréditant du même coup la suspicion d’impuissance face à l’Europe.
Il faut s’appuyer sur le traité de Lisbonne pour trouver une plus grande efficacité des institutions au service des besoins des citoyens.
Grâce à l’investiture du Président de la Commission par le Parlement Européen et à l’extension de la codécision, le Parlement peut se placer au cœur de la dynamique européenne. C’est une évolution saine, si le Parlement ne s’arroge pas des pouvoirs exorbitants qui pourraient créer de nouveaux déséquilibres, tels que des conflits majeurs avec le Conseil Européen ou une surpolitisation de la Commission.
Grâce aux nouvelles têtes –le Président du Conseil Européen, le Haut Représentant-Vice Président de la Commission Européen–, on peut, avec le temps, espérer obtenir davantage de voix capables de porter l’Europe.
Des choix forts s’imposent pour le redressement de l’Europe.
Tout d’abord, il est nécessaire d’arbitrer les débats fondamentaux.
Le débat entre une construction fédérale ou intergouvernementale. Depuis vingt ans, on nous somme de choisir entre le fédéralisme –sans base légitime faute de peuple européen, comme l’a rappelé la décision de la Cour Constitutionnelle allemande sur le traité de Lisbonne, et sans pilotage politique– et l’intergouvernemental –instable en raison de cycles électoraux télescopés, source de conflits permanents et si indirect qu’il ne garantit qu’un faible consentement des peuples européens.
Une alternative existe, l’Europe des Nations, qui, dans l’esprit gaulliste, n’est pas seulement l’Europe des Etats, mais aussi l’Europe des peuples. La nation reste la source de la légitimité démocratique dans une construction européenne qui n’est pas le dépassement de la nation, mais le dépassement des antagonismes nationaux. Mais l’Europe est une communauté de valeurs, un projet commun traduisant concrètement un destin collectif européen et un «levier d’Archimède» permettant à chaque Etat de démultiplier ses possibilités d’action et d’influence dans le monde et légitimée par son efficacité.
Faisons donc participer davantage les peuples, à travers la multiplication des échanges universitaires et professionnels –en particulier dans les appareils d’Etat et les services publics– mais aussi à travers la participation positive des Parlements nationaux au débat européen, pour qu’ils n’apparaissent ni comme des chambres d’enregistrement, ni comme des censeurs.
Autre débat insoluble, au cœur des divisions sur le traité constitutionnel: celui entre libre-échange et protectionnisme. Il faut éviter à la fois le libre-échange intransigeant –qui, depuis quinze ans amené à la dissolution du politique en Europe au profit de normes quasi automatiques, qui a nui à des pans entiers de nos économies et de celles du monde, en particulier l’agriculture– et le protectionnisme qui n’est que l’illusion de la p
rotection, parce qu’il nie notre interdépendance avec le reste du monde et mènerait à des guerres économiques que nous perdrions.
La réponse doit être une Europe-stratège soucieuse de garantir ses approvisionnements énergétiques, de défendre ses industries, de faire valoir ses intérêts économiques.
Il est logique de vouloir compenser à l’échelle européenne –comme l’avait proposé mon gouvernement en 2006– les distorsions introduites par le haut niveau des normes européennes –environnementales ou sociales, ne serait-ce que pour éviter la fuite de productions européennes vers des zones à normes faibles, au détriment de l’intérêt général.
Il convient aussi de délimiter des secteurs stratégiques pour lesquels la souveraineté et la sécurité des approvisionnements est essentielle et doit donc donner lieu à une politique commune, par exemple l’alimentation, l’énergie, l’armement.
Il y a encore un autre débat insoluble : l’Europe, stop ou encore. Geler la construction européenne face aux dangers qui la menacent, c’est prendre le risque de la dislocation, car la construction européenne est une construction en mouvement. Pour autant, le changement permanent, les grands projets de réforme institutionnelle ou d’élargissement perpétuel (un élargissement tous les sept ans en moyenne dans les trente dernières années) ont montré qu’ils ne créaient que davantage de confusion et davantage d’inaction.
Evitons dès lors ces écueils et faisons le choix de la stabilité. Elle doit être institutionnelle en renouant avec un équilibre entre Conseil Européen, Conseil des Ministres, Commission Européenne et Parlement Européen. Stabilité géographique, car l’Europe a avancé plus vite entre 1957 et 1980 parce qu’elle s’est peu élargie. Nous y allons sans doute : d’ici 2020-2025, l’Union européenne devrait certes s’élargir à 30 ou 35 membres, en raison de la maturité politique des Balkans, mais cela ne changera plus radicalement les équilibres existant. La stabilité doit être politique enfin. Il s’agit de passer d’une logique de compromis permanents et insatisfaisants à une logique de consensus impliquant les représentations nationales.
Le deuxième choix qui s’impose, c’est de mobiliser tous les leviers géographiques pour affirmer notre rôle dans le monde. On peut prendre plusieurs exemples de cette démarche.
Nous pourrions constituer, pour répondre au nouvel environnement multipolaire, un pôle paneuropéen de prospérité et de sécurité. Grâce à des partenariats renforcés avec les Etats proches, permettant une participation aux délibérations et décisions communes, notamment sur des sujets d’intérêt commun (politique énergétique par exemple) sans droit de vote, nous pourrions créer une zone d’intérêts communs intégrant la Russie et l’Ukraine, éventuellement la Biélorussie quand les conditions politiques minimales seront réunies. Pour la Russie, le partenariat stratégique UE-Russie reste le cadre de négociation formel et l’objectif politique, mais le contenu est pratiquement inexistant. Profitons du contexte actuel, favorable à une détente des relations avec la volonté marquée de coopération du président Obama ou avec le réchauffement historique des relations avec la Pologne après l’accident d’avion de Katyn. Ce partenariat s’adresserait également de façon privilégiée à la Turquie pour trouver une solution au moins provisoire au blocage du processus d’adhésion, dans lequel aujourd’hui seulement 12 chapitres sur 35 sont ouverts. L’enjeu stratégique est important pour l’Europe, avec la question chypriote qui continue d’empoisonner les relations à l’est du bassin méditerranéen comme le montre le refus d’autoriser l’accès aux ports turcs des bateaux chypriotes; avec les relations UE-OTAN où le raidissement est réel puisqu’aucun accord de sécurité entre les deux organisations n’est possible à cause du veto turc; avec également le rôle régional déterminant d’Ankara en vertu de ses relations avec la Syrie et avec l’Irak ou de son rôle de médiation sur l’Iran. Ce partenariat paneuropéen intégrerait aussi le Maghreb qui partage avec nous de nombreuses questions économiques et stratégiques.
L’Union Pour la Méditerranée, fondée en 2008 sur une proposition française, est un deuxième exemple de cette volonté de contribuer à la paix et d’étendre notre influence. Aujourd’hui l’UPM est politiquement bloquée par le conflit israélo-arabe et des blocages de principe au sein de l’Union européenne. Mais les projets concrets de coopération dans les technologies vertes et les infrastructures (plan Soleil) sont prometteurs.
Par ailleurs, dernier exemple, il faut tendre la main au monde, à travers un projet fédérateur : un grand partenariat global Europe-Maghreb-Afrique, qui incarnerait une démarche exemplaire pour dépasser les malaises historiques de l’héritage colonial, des rapports Nord-Sud ou encore de l’impasse libre-échangiste qui domine nos relations depuis les Accords de Cotonou.
Un tel partenariat devrait être fondé sur trois piliers solides en encourageant les processus d’intégration régionale, l’Union Africaine et l’Union du Maghreb Arabe, en panne depuis 1994, grâce à des projets transnationaux plus que nationaux. Aujourd’hui 5% des aides européennes vont à des projets transnationaux, 95% à des projets nationaux.
Des coopérations concrètes dans le cadre de ce partenariat global seraient porteuses de développement, grâce à une politique de codéveloppement renouvelée autour des flux migratoires. Parce que l’Europe forteresse qu’exprime aujourd’hui FRONTEX n’est pas la solution aux défis de l’Europe. 40 millions de travailleurs européens vont partir à la retraite dans les prochaines années, seuls 20 millions prendront la relève. On ne se passera pas d’un vrai débat sur le sens de la politique migratoire.
Une politique de grands projets d’infrastructure et d’équipements transcontinentaux pour favoriser le développement humain et économique dans les domaines de la santé, de l’eau potable ou encore des transports.
Le troisième choix que nous devons faire pour relancer l’Europe, c’est de renouer avec de grands projets au service des citoyens. Deux thèmes centraux résument les attentes des citoyens.
L’Europe qui protège, d’abord.
Il s’agit de protéger les citoyens à travers l’action résolue d’un Parquet européen renforcé pour adapter l’Europe de Schengen aux défis dépassant les frontières, tels que les trafics et la criminalité organisée.
Il s’agit aussi de protéger les travailleurs. L’Europe sociale reste trop timide, fondée sur les seules bonnes volontés, avec la Charte des Droits Fondamentaux en 2000, la Stratégie Européenne de l’Emploi annexée au traité d’Amsterdam de 1997 ou encore le Mécanisme Ouvert de Coopération. Pour autant, il existe des moyens d’une action efficace si la mobilisation politique est au rendez-vous: les directives européennes; le dialogue social européen, rendu systématique par le traité de Maastricht lors du travail législatif sur les questions sociales (les accords-cadres des partenaires sociaux peuvent devenir des directives européennes si elles sont avalisées); l’action du Fonds Social Européen. Le but doit être l’harmonisation de normes sociales minimales communes –salaires minimaux, prestations sociales de base, lutte contre l’exclusion.
La protection de l’environnement reste une valeur essentielle de l’Europe qui la distingue du reste du monde par la prise de conscience précoce des ravages de notre modèle de développement. L’harmonisation européenne a déjà été importante sur le dossier et il faut que nous restions à la hauteur de nos objectifs exigeants, 20% d’émissions de gaz à effet de serre en moins à l’horizon 2020 et 20% d’énergies renouvelables dans le mix énergétique européen à la même date.
Une Europe qui innove.
Il faut une stratég
ie économique ambitieuse et au moins partiellement contraignante pour piloter les grands investissements productifs d’avenir qui feront d’elle effectivement «l’économie de la connaissance la plus compétitive». Giulio Tremonti, le ministre italien des Finances, a proposé en ce sens une régie publique européenne pour des programmes d’investissements massifs dans l’innovation qui mérite discussion. Encore une fois, un Grand emprunt comme le proposait Jacques Delors pourrait également être envisagé.
Une véritable politique industrielle commune est nécessaire pour promouvoir des filières et des champions européens, face à la Chine et les Etats-Unis qui savent défendre leurs intérêts dans la mondialisation.
Une stratégie de recherche serait la clé, avec, par exemple, un véritable système universitaire européen, obtenu non par l’harmonisation administrative de tous les systèmes existant, qui pose problème dans beaucoup de pays, mais à travers la création d’un certain nombre d’universités européennes dépendant pleinement pour leur fonctionnement et leurs investissements de l’Europe, une dans chaque pays par exemple. D’autres pistes existent comme la mise en place d’un brevet communautaire ou le financement communautaire des pôles de compétitivité.
Mais plus que tout, aujourd’hui, nous avons besoin de garanties pour remettre l’Europe sur les rails.
Première garantie, une Nation forte. Ne lâchons pas la proie pour l’ombre. L’Europe ne nous sauvera pas si nous ne nous sauvons pas nous-mêmes. Cela veut dire que l’Europe se construit à travers des politiques nationales cohérentes. Pour la France, la priorité, c’est de se prendre en main.
Cela signifie préserver les moyens de son indépendance et c’est pour cela que je regrette le retour de la France dans le commandement intégré dans l’OTAN. On n’entend pas davantage la France dans l’OTAN et le rayonnement de la France n’en est pas accru, contrairement au pari qu’avait fait le président de la République.
Cela signifie aussi sauver la puissance française. Cela suppose une politique d’assainissement et de rigueur maîtrisée –car accompagnée d’une ambition en matière de compétitivité et d’innovation–, crédible, grâce à un calendrier à 12 ans et une démarche de rassemblement, et juste, avec la suspension du bouclier fiscal, une nouvelle tranche de l’impôt sur le revenu. Cela suppose, dans un pays inquiet, de se passer de réformes inutiles et qui divisent. Il faut fortifier le consensus à chaque étape, et non choisir l’éparpillement, la division, la logique du coup politique. Les gains immédiats sont des pertes collectives immenses à plus long terme, parce qu’elles sont autant de blocages pour le rassemblement. Cela suppose également le respect de l’équilibre institutionnel et la garantie apportée à un ordre légal toujours fragile, qu’il s’agisse de la préservation de l’indépendance de la justice ou d’éviter les audaces législatives contre lesquelles le Conseil d’Etat a donné des avertissements répétés.
Deuxième garantie, un véritable moteur européen, la relation politique franco-allemande, car sans le franco-allemand, l’Europe est soumise au risque des dérives et de l’inefficacité. Le laboratoire de l’Europe, c’est ça. Cela signifie revenir à relation d’égalité et de complémentarité.
L’amitié franco-allemande est un axe essentiel pour l’Europe en termes de puissance cumulée –réunis ces deux pays formeraient la 3e puissance mondiale–, d’impulsion politique, comme par exemple sur la politique du climat ou la politique de Défense, comme en termes de situation géopolitique avec le partenariat oriental de l’Allemagne, le tropisme méditerranéen de la France, l’union en un mot de l’Europe Atlantique et de la Mitteleuropa.
Malheureusement, elle n’est plus une donnée naturelle à cause du décrochage économique d’une part, car la France n’est plus la première source d’importations de l’Allemagne, elle a été remplacée en 2009 par les Pays-Bas, et à cause de la banalisation de l’amitié au cours du temps.
Il est donc indispensable de recréer une communauté d’intérêts. Le Gouvernement français s’est efforcé de faire des propositions en ce sens qui méritent d’être saluées, mais qui ne paraissent pas de nature à infléchir les réalités. Pourquoi ne pas envisager, comme je l’avais fait lorsque j’étais Premier ministre, un regain d’union franco-allemande fondée sur le partage de politiques concrètes, sur des efforts d’harmonisation fiscale, à commencer par leur assiette, par exemple pour l’Impôt sur les Sociétés.
Le temps est venu pour l’Europe de se tracer un nouveau chemin. Le pari fou selon lequel à force de croire qu’elle est unie, elle finirait par être unie, se heurte aujourd’hui au principe de réalité. Pourtant l’Europe est plus que jamais nécessaire : plus d’Europe, mais autrement.
Source: Dominique de Villepin – Les invités de Mediapart