Suite et fin de l’article d’Edwy Plenel « Clearstream: les faits contre les fictions », publié dans l’édition de Mediapart du lundi 1er février.
Pourquoi l’appel du parquet est illégitime
Qu’au vu des ravages qu’ils ont provoqués et des dégâts qu’ils ont facilités, le succès de l’entreprise inventée par Imad Lahoud et Jean-Louis Gergorin doive faire réfléchir, c’est l’évidence. Que leur stupéfiante réussite doive nourrir de légitimes inquiétudes sur le fonctionnement des grandes administrations et des grandes entreprises, de l’Etat et de ceux qui le servent ou l’accompagnent, c’est même une nécessité impérieuse.
Des hautes sphères du renseignement aux élites des cabinets ministériels, en passant par les mondes ministériel du pouvoir et patronal du CAC 40, le cheminement de Lahoud comme la pérégrination de Gergorin mettent en évidence des naïvetés et des crédulités, des absences de précaution et des manques de prudence, des défauts de coordination et de vigilance. Mais cette question, et les audiences du procès l’ont amplement démontré, concerne toute une chaîne ministérielle, administrative, politique, économique, militaire, etc., qui, loin de se réduire au seul Dominique de Villepin, implique nombre d’acteurs du pouvoir actuel.
C’est pourquoi l’appel du parquet, s’il est possible en droit, n’en est pas moins illégitime. Annoncée, le lendemain matin du jugement, sur les ondes d’une radio privée, cette décision du procureur de la République témoigne d’un acharnement politique plutôt que d’un entêtement judiciaire. Car, dans ce procès, l’accusation a obtenu gain de cause sur l’essentiel : d’accord avec elle sur les responsabilités du faussaire et du calomniateur, le tribunal a suivi fidèlement ses réquisitions concernant les deux principaux protagonistes.
Le seul point de divergence concerne la participation, par instruction (thèse des juges) ou par abstention (thèse du parquet), de Dominique de Villepin au délit de dénonciation calomnieuse. Faisant droit à tous les arguments de l’accusation, le tribunal les démonte un par un pour établir qu’il ne s’agit là que d’une hypothèse, d’une spéculation ou d’une construction. Que ce n’est pas la réalité avérée. Bref, qu’il n’y a pas de preuve.
Faire appel, c’est donc vouloir à tout prix relancer la légende, redonner corps à la fiction – notamment en influant sur le traitement médiatique de l’affaire Clearstream. C’est persister dans l’attitude qui, déjà, illustra la soumission du parquet au désir présidentiel quand, en 2008, face aux faiblesses du dossier d’instruction, le procureur de la République envisagea de requérir un non-lieu pour Dominique de Villepin, avant de se raviser. Et, surtout, comme l’ont montré les premières déclarations d’Imad Lahoud et de Jean-Louis Gergorin depuis leur condamnation, c’est s’entêter à faire cause commune avec les coupables désignés.
Car telle est la faiblesse, aussi bien juridique que morale, de la position du parquet, désormais seul relais des intérêts de la partie civile présidentielle : pour tenter de faire tenir sa fiction, il lui faut s’appuyer sur les deux bonimenteurs, raconteurs d’histoires, inventeurs de complots et faussaires de la réalité. Sur leurs défausses, sur leurs mensonges.
Cet acharnement contre l’ancien premier ministre ne saurait laisser indifférent quiconque est attaché à l’Etat de droit. L’apparence d’un affrontement entre deux hommes fait perdre de vue l’essentiel, qui nous concerne tous : le sort de la justice dans notre pays. L’idée que nous nous en faisons. Les principes que nous y défendons. Car ce que le tribunal a solennellement rappelé, c’est que le doute doit toujours profiter à l’accusé. Et que l’apport de la preuve est à la charge de l’accusation. Ici, s’agissant de Dominique de Villepin, nous dit le tribunal, pas de preuve, que du doute ! Le condamner aurait donc signifié la négation de ces principes fondamentaux, sans lesquels il n’est pas de justice équitable.
Pourquoi la société de fiction est dangereuse
Pour l’opposition, dans sa diversité, ignorer cet enjeu, en laissant seul à son sort judiciaire l’ancien premier ministre au prétexte que c’est un adversaire politique, serait faire preuve non seulement d’une grande mesquinerie partisane, mais d’une immense pauvreté politique. Robert Badinter, cette figure des combats de la gauche sur le terrain du droit qui, pourtant, ne fut jamais tendre avec Jacques Chirac et son entourage, l’a bien compris, et c’est pourquoi il est sorti de sa réserve pour rappeler sa famille à ses propres valeurs.
« Cette décision , a-t-il confié au Monde , est une victoire de la justice parce qu’elle témoigne de l’indépendance des juges qui l’ont rendue et aussi parce que les juges ont fondé leur décision sur un principe fondamental du procès pénal, trop oublié parfois: c’est à l’accusation de rapporter la preuve de la culpabilité du prévenu. »
L’affaire Clearstream est une sérieuse alerte, mais ce n’est pas celle qu’on nous raconte depuis des années. Pas celle d’un scandale d’Etat, d’un cabinet noir ou d’un complot politique. Mais celle d’une fiction l’emportant sur la réalité, d’une légende étouffant les faits, d’une chimère brouillant le réel. Ce n’est pas seulement Dominique de Villepin qui en aura été la victime, mais notre démocratie tout entière. Si une fiction peut si aisément et si longtemps l’emporter, s’imposer dans les médias dominants et devenir un lieu commun journalistique, il y a lieu de s’interroger sur notre métier et de s’inquiéter pour notre pays.
Ailleurs ou hier, des haines se sont installées, des crimes se sont commis, des guerres ont eu lieu parce que des fictions mensongères s’étaient emparées du peuple, portées par ceux qui le dirigent et diffusées par ceux qui l’informent. En ce mois de janvier 2010 où le jugement de première instance de l’affaire Clearstream a été rendu « au nom du peuple français », la revue Le Débat (n° 157, nov-déc 2009) publiait un article de l’historien Jacques Baynac intitulé La société de fiction.
Prolongeant et approfondissant la réflexion pionnière de Guy Debord dans La Société du spectacle, il s’y alarme d’une société, la nôtre, où le réel ne serait plus seulement dissous dans la représentation, mais où il serait tout simplement nié par la fiction. Où notre réalité vécue serait désormais effacée, travestie, contrefaite, perdant toute valeur, toute pertinence, toute efficacité. De même que l’économie réelle est minée par la fiction financière, la politique comme bien commun serait ainsi corrompue par la déréalisation.
Cette société de fiction est un monde où l’homme, l’humanité et l’humanisme, n’ont plus leur place. « Dans la société de fiction, écrit Jacques Baynac, la communauté humaine est le marché, l’individu le consommateur, l’être le compte en banque. (…) Dans cette société, la démocratie, gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, est le gouvernement du peuple par les riches pour les super-riches. (…) L’homme, l’humain réel, est de trop dans la société de fiction. Parce qu’il est réel. L’homme idéal de cette société est un homme sevré de réel et nourri de fictions. » Si nous savons méditer collectivement l’amère leçon de l’affaire Clearstream, alors, peut-être, éviterons-nous l’installation à demeure de ce cauchemar.
Source: Edwy Plenel dans Mediapart