La commission Juppé-Rocard a dégagé « sept axes prioritaires d’investissements d’avenir », qui reflètent tous « la priorité donnée à l’innovation et la transformation ». Elle propose ainsi de « soutenir l’enseignement supérieur et la recherche » à hauteur de 16 milliards d’euros et de consacrer les 19 autres milliards au développement « des secteurs et technologies où la France détient des positions fortes et qui vont structurer notre cadre de vie des vingt prochaines années ».
Pour l’ancien Premier ministre Alain Juppé, la France doit se « battre pour rester dans le coup. Dans un monde en pleine évolution, l’Europe est en train de se faire marginaliser. »
L’édito du quotidien Le Monde: Petit emprunt
Alain Juppé et Michel Rocard viennent de remettre leur rapport sur le « grand emprunt national », dont l’idée avait été lancée en juin par le président de la République pour doper l’économie française et lui permettre de sortir plus rapidement de la crise. Sans préjuger de l’arbitrage final de Nicolas Sarkozy, début décembre, les préconisations qui lui sont faites appellent dès à présent trois remarques.
Nul doute que le chef de l’Etat et le gouvernement vont se flatter de soutenir avec énergie les secteurs d’avenir : universités et recherche, bio- et nanotechnologies, sciences du vivant, énergies nouvelles, mobilités du futur, urbanisme « durable » et société numérique. Ils n’auront pas tort. Ces investissements, à condition d’être judicieusement pilotés, favoriseront l’économie de la connaissance et l’économie « verte », vitales pour la croissance de demain.
Egalement positive est la recommandation de MM. Juppé et Rocard de limiter cet emprunt à 35 milliards d’euros (en réalité, imagine déjà Bercy, 22 milliards d’emprunt proprement dit et 13 milliards remboursés par les banques sur les aides accordées par l’Etat depuis un an). Autrement dit, les deux anciens premiers ministres et la commission qu’ils ont animée conseillent au chef de l’Etat de ne pas céder aux sirènes qui, dans la majorité et à l’Elysée même, prônaient sans sourciller un emprunt de l’ordre de 100 milliards. Au rythme effréné où la France s’endette, c’est la sagesse même.
Mais le revers politique de la médaille est évident : « Tout ça pour ça », penseront les Français. Annoncé à grand son de trompe par Nicolas Sarkozy devant le Congrès en juin, le remède miracle du « grand emprunt national » se dégonfle singulièrement. D’une part, il ne devrait pas être ouvert au public et sera réservé aux institutions financières, ce qui supprime ipso facto tout effet de mobilisation populaire, au demeurant aléatoire.
D’autre part, s’il est retenu par le chef de l’Etat, le montant modeste de l’emprunt – la France n’a-t-elle pas d’ores et déjà prévu d’emprunter 175 milliards d’euros en 2010 sans le crier sur les toits ? – témoigne des contraintes très lourdes dont le pays ne saurait s’affranchir sans risques graves. Il borne donc cruellement le volontarisme initial affiché par le chef de l’Etat, au risque de faire apparaître son annonce du mois de juin comme un gadget et une simple opération de communication. Mais l’on ne saurait lui reprocher de préférer le sérieux à l’emphase.
Source: Le Monde
Les « sept axes prioritaires d’investissements d’avenir »
« L’heure est venue de nous mobiliser. D’autres avancent quand nous en sommes encore à vitupérer l’époque. L’urgence justifie l’action, pour au moins trois raisons: la crise, qui bouleverse les repères et bientôt les hiérarchies; les atteintes à l’environnement, qui d’ores et déjà menacent les grands équilibres auxquels nous devons la vie; l’accélération du progrès technique (…) », observent les deux hommes dans la préface de leur rapport de 128 pages intitulé « Investir pour l’avenir ».
« Il y a deux façons de mal préparer l’avenir: accumuler les dettes pour financer les dépenses courantes; mais aussi, et peut-être surtout, oublier d’investir dans les domaines moteurs », ajoutent-ils.
Enseignement supérieur-recherche (16 milliards d’euros)
Pour la commission dirigée par Alain Juppé et Michel Rocard, l’enseignement supérieur et de la recherche est la priorité absolue. Dix milliards d’euros seront orientés vers les établissements d’enseignement supérieur. L’objectif est de doter la France, à l’image de l’Allemagne et de ses universités d’excellence lancées en 2006, de cinq à dix campus universitaires « plurisdisciplinaires de dimension et de réputation mondiale ».
La commission avance plusieurs propositions en faveur de la recherche. Elle souhaite ainsi confier à l’Agence nationale de la recherche (ANR), l’actuel » financeur » de la recherche, la gestion de deux fonds dotés d’un milliard d’euros chacun.
Les intérêts générés par le premier permettront de « financer les équipements de recherche, de bases de données et de projets pédagogiques innovants « , tandis que ceux générés par le second viendraient financer des « bourses pour attirer ou faire revenir en France des post-doctorants et des chercheurs de renommée internationale ».
Ces financements seront alloués aux établissements (universités, grandes écoles, organismes) sous forme d’ »appel à projet », mais les cinq à dix campus d’excellence ne pourront y concourrir.
Afin de soutenir la recherche technologique, la commission evisage également créer « quatre à six campus d’innovations » sur le modèle du pôle d’innovation « Minatec » de Grenoble, qui rassemble sur un même site autour du laboratoire d’électronique et des technologies de l’information (Leti) du CEA, des écoles d’ingénieurs, des laboratoires du CNRS, du CEA ou d’universités, une pépinière d’entreprises et un centre d’animation.
L’Agence nationale de la recherche pourrait gérer les deux milliards d’euros de financement de ces nouveaux sites technologiques d’excellence.
PME innnovantes (2 milliards d’euros)
Il est proposé de créer « un ou plusieurs fonds d’amorçage à vocation transversale » pour accompagner la création et soutenir les premières années d’existence de PME et d’entreprises de taille intermédiaires (jusqu’à 5 000 salariés) …) innovantes dans des secteurs prioritaires (santé, alimentation, bio, nano et écotechnologies…). « Un ou plusieurs fonds seraient également constitués en matière d’innovation sociale ». Les capacités d’intervention d’Oséo seraient renforcées à hauteur 1,5 milliard d’euros.
Sciences du vivant (2 milliards d’euros)
La commission recommande de « rassembler les acteurs publics et privés du secteur agricole, agroalimentaire et biotechnologique » pour « développer les innovations dans la production de matières premières agricoles et dans l’utilisation de carbone renouvelable en substitution au carbone fossile ».
Pour soutenir la recherche biomédicale, quelques Instituts hospitalo-universitaires (IHU) d’excellence seraient créés « autour de talents de renommée mondiale » et localisés dans des CHU.
Energies décarbonées (3,5 milliards d’euros)
Un acteur public – par exemple une « Agence pour les énergies renouvelables » – serait dédié au développement de solutions énergétiques décarbonées. L’expérimentation de nouvelles technologies dans les énergies décarbonées (captage-stockage de CO2, stockage de l’énergie solaire, etc.) et l’économie du recyclage seraient développées.
La commission préconise de créer dans ces domaines cinq à dix instituts de recherche technologique, sélectionnés par un jury international. Elle souhaite également « accélérer la transition vers les technologies nucléaires de demain ».
Ville de demain (4,5 milliards d’euros)
Pour favoriser « l’émergence de villes durables », la commission suggère de « cofinancer dix programmes urbains intégrés, qui portent à la fois sur le transport collectif décarboné, le développement expérimental d’infrastructures de recharge électrique des véhicules propres et l’expérimentation de solutions nouvelles de rénovation urbaine durable (….), de réseaux intelligents (eau, électricitié), de gestion durable des déchets et de maîtrise de la mobilité (plateformes de télétravail, régulation du trafic automobile…) ». La rénovation thermique de l’habitat sociale serait accélérée.
Mobilité du futur (3 milliards d’euros)
« Les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’un facteur quatre d’ici à 2050 et le souci de garantir
la sécurité des approvisionnements énergétiques rendent nécessaires le développement de nouvelles solutions de mobilité, moins consommatrices d’énergies fossiles « . Il est donc proposé de préparer les véhicules du futur en cofinançant des projets de démonstrateurs et de plateformes expérimentales dans ce domaine. La France s’engagerait dans « un programme européen de démonstration de technologies de rupture pour l’industrie aéronautique (…) et spatiale (….) ».
Société numérique (4 milliards d’euros)
Le secteur numérique représentant « plus du quart de la croissance et 40 % des gains de productivité de l’économie », un acteur public serait dédié au développement de la société numérique. Ce pourrait être une Agence pour le numérique, chargée de « co-investir dans l’économie numérique, en agissant à la fois sur les infrastructures et sur le développement de nouveaux usages et contenus. » Deux fonds spécifiques y seraient créés, l’un pour accélérer le passage de la France au très haut débit, l’autre pour financer des parteneriats publics-privés de recherche sur les usages et contenus innovants.
Source: Claire Guélaud et Philippe Jacqué (Le Monde)
L’interview d’Alain Juppé au quotidien Le Monde: « La France doit se battre pour rester dans le coup »
Le maire de Bordeaux a coprésidé avec Michel Rocard la commission sur le grand emprunt. Il éclaire les choix et la méthode.
Le Monde: 35 milliards d’euros, c’est un montant raisonnable pour un grand emprunt. Comment l’avez-vous arrêté ?
Alain Juppé: Nous n’avons pas travaillé sur un montant d’emprunt mais sur un volume d’investissements souhaitables pour préparer l’avenir et soutenir la croissance. En tablant sur des cofinancements avec le privé et les collectivités territoriales, nous avons abouti à un programme de 60 milliards d’euros dont 35 milliards d’investissements publics. C’est maintenant au gouvernement de décider s’il doit ou non emprunter pour les financer.
Ça s’est bien passé avec Michel Rocard ?
Très bien. C’est un homme d’une grande courtoisie et d’une grande vivacité intellectuelle. Nous n’avons pas eu de divergences de fond. Dès le départ, nous nous sommes mis d’accord sur le fil conducteur de cette commission : contribuer à la transition vers un nouveau modèle de développement, sans dégrader la signature de la France. Nous avons rencontré l’agence France Trésor, ceux que certains appellent « les technocrates », mais dont on a bien besoin pour gérer sérieusement. Il nous est apparu qu’avec la fourchette retenue, nous ne prenions pas de risques, à condition évidemment de mener parallèlement un effort très rigoureux de remise en ordre des finances publiques.
Il n’y a vraiment eu aucun sujet de conflit entre le socialiste Michel Rocard et l’UMP Alain Juppé ?
Il y a eu des débats comme il y en a eu avec les autres membres de la commission. Michel Rocard a, par exemple, beaucoup insisté pour qu’on reprenne un de ses projets qui remonte à quelques années: le canal Seine Nord. Moi j’étais très intéressé par les infrastructures ferroviaires. La commission ne nous a pas suivis. Elle nous a fait valoir que si nous voulions réellement mettre l’accent sur le potentiel d’innovation et de recherche, financer un canal ou une ligne TGV n’était pas la priorité.
Précisément, quels ont été vos critères de sélection ?
C’est parfois très difficile de mesurer la rentabilité socio-économique d’un investissement. Il nous est cependant apparu évident que, compte tenu du retard français, il fallait mettre le paquet sur l’enseignement supérieur et y consacrer plus de la moitié du volume des investissements. C’est aussi une façon de faire évoluer les comportements: quand on dote une université d’excellence d’un capital, cela peut l’inciter à le faire fructifier en mobilisant des fonds privés. Sur l’avion du futur, l’enjeu est aussi très clair : aujourd’hui, nous sommes la première ou la deuxième puissance aéronautique mais cela ne va pas durer. Les Chinois font des avions. Si nous voulons rester dans la course, nous devons concevoir l’avion qui consommera moitié moins de carburant. Nous sommes condamnés à une sorte de fuite en avant technologique.
Etes-vous parvenus à mettre un peu d’Europe dans le rapport ?
Pas suffisamment. C’est peut-être l’un des points où le mandat qui nous était assigné ne nous a pas permis d’aller aussi loin que nous l’aurions souhaité. Le grand emprunt, c’est d’abord un projet français. Mais l’avion du futur cela concerne Airbus, donc c’est du franco-allemand. Le futur lanceur Ariane 6 c’est aussi de la coopération européenne.
Comment éviter de renouveler les erreurs du plan calcul qui prétendait dans les années 1960 assurer l’indépendance informatique de la France ?
J’entends toujours parler de l’échec du plan calcul mais jamais du succès du plan nucléaire! Cette fois, nous ne sommes pas dans un plan industriel mais dans la valorisation de la recherche. La commission n’a pas labellisé de projets. Elle n’en avait ni la compétence ni le temps. Elle a déterminé des domaines d’intervention et proposé des structures qui recevront l’argent et sélectionneront les projets. Dans bien des cas pour un euro public, s’ajoutera un euro privé, ce qui peut fournir la garantie d’une certaine rentabilité des investissements. Enfin l’argent ne sera pas inscrit sur les lignes budgétaires traditionnelles mais affecté à des organismes bien identifiés. Un comité de surveillance placé auprès du premier ministre en assurera le suivi et l’évaluation.
Quand François Fillon se donne jusqu’à 2014 pour faire passer les déficits publics sous la barre des 3% du PIB, l’approuvez-vous ou estimez-vous qu’il prend du retard ?
Je pense qu’il est réaliste. Moi j’ai réduit de deux points en deux ans la dépense publique, je sais ce que ça m’a coûté.
Comprenez-vous le message du gouvernement qui veut que l’effort de réduction des dépenses soit partagé entre l’Etat et les collectivités locales ?
Oui, mais à une condition : que l’Etat ne se défausse pas en permanence sur les collectivités locales, qu’il ne nous dise pas un beau jour: vous allez faire les cartes d’identité à notre place en nous donnant 50 alors que ça coûte 100. Ce n’est pas du jeu. Les collectivités territoriales sont globalement bien gérées. Faire peser sur elles le poids du dérapage des dépenses publiques n’est pas très convenable. D’autant qu’elles réalisent 73 % des investissements publics alors que l’Etat n’en fait plus.
La fronde des élus locaux risque-t-elle de laisser des traces ?
J’en ai peur. Le Parti socialiste a trouvé là matière à pilonnage systématique.
Y a-t-il eu trop de réformes ?
Peut-être se sont-elles additionnées un peu trop rapidement et sans préparation suffisante. Il ne faut évidemment pas les arrêter, mais bien en montrer le sens. La finalité de tout ça, c’est que nous devons nous battre pour rester dans le coup. Dans un monde en pleine évolution, l’Europe est en train de se faire marginaliser.
Source: Le Monde (Propos recueillis par Françoise Fressoz)