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La cité des hommes, par Dominique de Villepin (10/10): L'identité culturelle

Ce samedi, dernier extrait de La cité des hommes: L’identité culturelle

La maison France doit enfin défendre son indépendance culturelle. Longtemps, elle a accordé une importance plus grande à ses institutions et moyens d’action que les autres pays dans ce domaine. Son engagement lui a permis, de longue date, d’en faire un instrument de rayonnement, donc d’influence. Si les cinquante dernières années ont salué le développement d’autres imaginaires, notamment américain ou japonais, l’influence culturelle française reste encore à ce jour parmi les plus fortes. Elle ne se limite pas aux gloires d’un passé prestigieux. L’Université américaine a été irriguée dans les dernières décennies par les grands noms de la philosophie française. La francophonie est vivante et jamais n’ont paru en France autant de chefs-d’oeuvre romanesques, poétiques ou musicaux de l’univers francophone d’Afrique ou des Caraïbes.

Si l’indépendance est la condition de l’existence d’une nation, sa culture prouve sa vitalité et nourrit son identité. Parce que l’identité n’est jamais figée, définitive ou acquise, elle est l’expression même d’une liberté collective. (…)

Nous avons tracé à travers l’histoire un chemin particulier, une façon singulière de vivre ensemble. Ce pacte républicain connaît aujourd’hui d’importantes mutations. Evitons de l’étouffer en le sacralisant comme de le brader au nom d’une modernité de circonstance.

Là comme ailleurs, pas de stratégie possible sans vision. Si on peut déplorer depuis de nombreuses années la disparition d’une politique culturelle digne de ce nom, ce n’est pas faute de nécessité. Fondée sur le partage et l’adhésion, la culture porte en elle-même une ambition de dépassement des divisions et c’est pour cette raison que les plus grandes réalisations en ce domaine interviennent en période de crise. Ce fut le cas à l’époque napoléonienne pour surmonter les fractures de la Révolution. De même, aux débuts de la IIIè République, lorsqu’il fallait panser les plaies de la défaite. Enfin, ce fut un impératif lors de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, soucieux de désamorcer les guerres civiles larvées et la crise de la France coloniale qui avaient marqué la IVè République. Aujourd’hui, la crise appelle donc à son tour une politique culturelle d’envergure qui passe notamment par une meilleure articulation avec l’Education nationale.

L’impression d’une culture officielle, octroyée ou imposée par des élites à une population qui en serait la réceptrice passive, doit être évitée Au mieux, c’est un effort dilapidé ; au pire de la propagande. Notre tradition du mécénat qui fixe le goût et glorifie le prince laisse un magnifique patrimoine, bien sûr, comme à Versailles, mais ne crée pas sur le moment d’effets d’entraînement au sein de la population. C’est une culture fermée, déphasée, courtisane. La culture française se trouve actuellement en voie de patrimonialisation sous le poids de l’accumulation de ses richesses passées. Le coût de l’entretien de l’ensemble des monuments concentre les efforts budgétaires alors qu’elle doit n’en être qu’une partie

Inversement, il faut se garder en matière de culture populaire de toute récupération qui brouille les lignes et risque d’affaiblir le pacte républicain. L’Etat doit avoir le sens de ce qui dure tout en respectant ce qui est appelé à passer.

La culture républicaine n’est ni élitiste ni populaire, elle est libre de se mouvoir en mettant à la disposition de tous les moyens de la connaître et de l’apprécier. Ce souffle intérieur a cruellement besoin d’être ravivé aujourd’hui en favorisant la création et le rayonnement culturels. Une politique « des cultures » cherche toujours un équilibre dynamique entre le centre et ses périphéries. Aujourd’hui, les langues régionales demandent à être reconnues. Elles doivent entrer en dialogue les unes avec les autres et réfléchir sur les expériences communes.

La diffusion de la culture se donne comme défi, après Malraux, l’accès de tous aux « oeuvres de l’esprit », d’ici ou d’ailleurs. La culture parle à l’universel, loin de tout repli sur une identité nationale fantasmée par un récit linéaire de l’histoire. Qu’il y ait des lieux du souvenir national et de la commémoration est légitime, mais nous ne devons, en aucun cas, confondre la commémoration avec la culture. La connaissance du passé est cruciale et il faut qu’elle soit aussi libre que possible, parce qu’on ne prend pas son identité sous la dictée. Mais le désir du présent est tout aussi important. Seule la confrontation à la diversité de la création peut éviter l’enfermement du regard et libérer des oeillères. Pour assurer la circulation de la culture nous n’avons pas de meilleur instrument que l’éducation artistique. Ne serait-il pas nécessaire de donner accès aux arts et à leur apprentissage tout au long de la vie? On pourrait ainsi imaginer des Maisons des arts dans chaque commune disposant d’un collège d’enseignement secondaire, concentrant les enseignements, ateliers, manifestations et conférences, concernant l’ensemble des arts – musique, cinéma, arts graphiques et d’autres encore – à l’intention des enfants d’âge scolaire comme des adultes. Favoriser le dialogue entre les générations apparaît comme une clé de la cohésion de nos sociétés vieillissantes.

L’encouragement à la création est l’autre défi à relever. L’Etat doit agir ici avec ses artistes et non les régenter. En aucun cas, il ne peut avoir la prétention de se substituer à eux pour définir ce qui est beau ou moderne. Il doit borner son action à accompagner et favoriser la création, en partant du principe que la sélection des formes se fait d’elle-même au sein de la société et que la culture est d’autant plus riche que ses artistes sont abondants.

La préservation de la diversité culturelle a un coût. Il a fait débat à propos du régime d’indemnisation du chômage des intermittents du spectacle, parce qu’on a longtemps confondu instruments de politique culturelle – en tenant des discontinuités et irrégularités des revenus dans le monde artistique – et moyens classiques de l’Etat providence, qui n’est plus en mesure de les assumer. L’Etat doit s’engager pour remplir les vides laissés tout en veillant à ce que le système soit purgé de ses abus.

Soutenir la création suppose aussi de mieux accompagner les industries concernées, parce que la culture a changé d’échelle économique et géographique. Pour le cinéma, une politique uniforme s’appliquant aux films d’auteur comme aux films à grand spectacle est vouée à l’échec. Chaque segment du marché du « septième art » a besoin d’aides spécifiques pour la concurrence internationale ou intérieure, dans le cadre de partenariats depuis la production jusqu’à la distribution. Le livre, peu subventionné en comparaison, mérite aussi un effort significatif, par exemple en faveur des traducteurs et afin d’encourager le développement du livre numérique.

Pour augmenter le rayonnement de la culture française, des relais sont nécessaires pour faire connaître la création contemporaine. Nous disposons à cet effet d’atouts avec notre réseau d’institutions à l’étranger capable d’assurer le contact avec les créateurs français, de diffuser notre culture et de manifester sa spécificité: centres et instituts culturels, Alliance française, partenariats universitaires, coopération de musées. La francophonie, cadre original et vivant, est en panne de projet et à la recherche d’un nouvel équilibre entre la France et les autres pays francophones. Elle doit être décentrée et repensée comme un réseau de cultures apparentées. Contrairement à une idée reçue, le nombre de ceux qui parlent le français dans le monde augmente. La langue française est un bien commun, socle de notre unité et voix de notre indépendance. Dans les nouveaux usages du monde, elle reste une soupape contre l’hégémonie de la langue anglaise et un pilier de la diversité des cultures. Il faut défendre, pied à pied, sa fonction de langue de communication dans les institutions internationales ou communautaires.

Mais rayonner, c’est aussi savoir accueillir les visiteurs, les touristes. Les attentes des millions de personne qui viennent à notre rencontre exigent l’entretien attentif du patrimoine architectural, la valorisation du patrimoine immatériel des savoir-faire et des modes de vie, le soutien aux grandes institutions culturelles comme le Louvre ou la Bibliothèque nationale de France. L’occasion doit être saisie de leur faire découvrir la culture vivante, en imbriquant davantage les mondes du tourisme et de la création artistique, en évitant la seule muséification, le dédoublement entre culture vécue et culture apparente.

La cité des hommes – Dominique de Villepin – Plon – En vente dans toutes les librairies

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