Le rapport qui porte le nom de Philippe Léger, haut magistrat à la retraite, a été remis mardi au Président de la République: il estime que la fonction de juge d’instruction, inamovible et indépendant, doit disparaître.
Tous les pouvoirs d’enquête seraient donc confiés aux seuls procureurs, qui resteraient hiérarchiquement soumis au ministre de la Justice. L’idée de leur accorder leur indépendance pour compenser la suppression du juge d’instruction a été abandonnée. Pour autant, le comité n’estime pas utile de modifier le statut du parquet ni de revoir ses conditions de nomination.
Pour l’ancien garde des Sceaux Robert Badinter, le projet de suppression du juge d’instruction constitue le « premier acte d’une OPA de l’exécutif sur les affaires les plus importantes de la justice ».
« Le chef de l’Etat a salué la contribution du comité à la réflexion actuellement menée afin d’aboutir à la nécessaire modernisation de notre système judiciaire pénal », a fait savoir l’Elysée dans un communiqué. Nicolas Sarkozy a notamment « relevé la qualité des propositions visant à simplifier les procédures d’enquête et de jugement en renforçant le respect des droits des mis en cause et des victimes », ajoute le communiqué de la présidence de la République. Il a demandé à la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, de « compléter la réflexion » ouverte par le comité « pour aboutir, après une concertation la plus large, à une refonte des codes pénal et de procédure pénale ».
Pour l’ex-garde des Sceaux PS Robert Badinter, le projet de suppression du juge d’instruction constitue le « premier acte d’une OPA de l’exécutif sur les affaires les plus importantes de la justice »
Le rapport Léger
Actuellement, le juge d’instruction « cumule les fonctions d’un juge avec celles d’un enquêteur. En d’autres termes, il n’est pas totalement juge, et pas totalement enquêteur », tranche le rapport Léger.
Tous les pouvoirs d’enquête seraient donc confiés aux seuls procureurs, qui resteraient hiérarchiquement soumis au ministre de la Justice. L’idée de leur accorder leur indépendance pour compenser la suppression du juge d’instruction est abandonnée. Pour autant, le comité n’estime pas utile de modifier le statut du parquet ni de revoir ses conditions de nomination.
Il suggère toutefois que les enquêtes pénales se déroulent à l’avenir sous le contrôle d’un « juge de l’enquête et des libertés » qui serait notamment chargé d’autoriser les mesures « les plus attentatoires aux libertés », comme les perquisitions et les écoutes téléphoniques. Il pourra par ailleurs « ordonner au parquet des actes d’enquête que celui-ci avait précédemment refusé », explique Le Monde.
Dans le même temps, « les présidents des tribunaux correctionnels et des cours d’assises seront chargés d’arbitrer les débats, sans y participer », rapporte le quotidien. Tandis que les parties civiles participeront à « l’interrogatoire croisé » des prévenus et des témoins.
Michèle Alliot-Marie aux commandes
Selon Le Monde, « le président de la République veut aller vite sur la réforme pénale ». C’est donc la ministre de la Justice, Michèle Alliot-Marie, qui chargé de préparer un projet de loi à partir des recommandations du rapport Léger. Un projet qui « engage la justice dans un bouleversement majeur, l’un des plus importants que cette institution a connu depuis » 50 ans, note le quotidien.
Un avant projet de loi serait proposé en janvier prochain et examiné dans le courant de l’été 2010. La garde des Sceaux pourrait aller plus vite sur « la limitation des conditions de placement en garde à vue ou des délais butoirs de détention provisoire », d’après Le Monde. Ces deux points pourraient être examinés dans un texte séparé.
Michèle Alliot-Marie assure que la suppression programmée du juge d’instruction s’accompagnerait de garanties supplémentaires pour les victimes et la défense. « Il serait inexact de réduire cette réforme à la suppression du juge d’instruction alors qu’elle garde un équilibre entre les droits de la défense et la nécessité de l’action publique », avait-elle estimé. Selon elle, ce magistrat « ne représente que 4 % des affaires ».
Prétendre qu’une telle réforme faciliterait l’intervention du pouvoir politique, « c’est ignorer la situation », affirme-t-elle. A ses yeux, « faire disparaître une affaire dans la société française, c’est devenu aujourd’hui impossible ».
L’objectif du rapport est de « protéger les droits de la défense et les droits de la victime », dans le cadre d’une « procédure moderne et efficace », explique la garde des Sceaux.
La réaction de Robert Badinter
« La capacité d’intervention du pouvoir exécutif dans la marche des affaires judiciaires se trouvera considérablement renforcée », estime dans une interview au Monde l’ancien ministre de la Justice de François Mitterrand, le sénateur des Hauts-de-Seine, Robert Badinter.
Ce renforcement présumé de l’intervention du pouvoir politique découle directement du rôle décisif que va être amené à jouer le parquet dans la procédure pénale, explique M. Badinter. »Comment croire à l’indépendance des membres du parquet dans les affaires sensibles, aussi longtemps que leur carrière, et notamment leur promotion, sont soumises au pouvoir politique », s’interroge-t-il.
Il rappelle que la précédente garde des sceaux Rachida Dati « se qualifiait publiquement de ‘chef du parquet’ ». « La logique aurait voulu que les garanties d’indépendance des procureurs augmentent en même temps que leurs pouvoirs. Rien de tel n’est advenu (…) Cette situation est unique en Europe », observe le sénateur. Il regrette que le gouvernement n’ait pas pris le temps de laisser se mettre en place les pôles de l’instruction dont le principe avait été voté par les parlementaires en 2007.
Ce serait une mise au pas de la justice, selon Van Ruymbeke
Le juge Renaud Van Ruymbeke, qui a instruit de nombreuses affaires sensibles pour le pouvoir, estime, quant à lui, que la réforme pourrait signifier la fin de telles enquêtes.
« Il n’est pas illogique de voir aujourd’hui, au moment où il y a une concentration des pouvoirs, une volonté de mettre au pas ce juge (magistrat indépendant du pouvoir politique-ndlr) », a affirmé le célèbre juge financier mardi matin sur France Info. De manière générale, le juge d’instruction « dérange bien évidemment le pouvoir politique (…) surtout depuis les années 90, depuis qu’il s’est intéressé aux affaires politico-financières. On le supprime, donc le problème n’est plus là », a ajouté M. Van Ruymbeke.
Autres réactions
L’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature avaient vivement critiqué le projet annoncé en janvier dernier par le président Nicolas Sarkozy. A leurs yeux, les procureurs, continuant à dépendre de l’exécutif, enterreraient les affaires sensibles.
Le député socialiste André Vallini, ancien co-président de la commission sur le scandale judiciaire d’Outreau, s’est ému des conclusions du rapport telles. Dans le JDD, le parlementaire PS juge « regrettable » que le comité Léger n’ait pas suivi la piste de l’instruction menée collégialement, prônée à l’unanimité par la commission d’Outreau. A ses yeux, la suppression du juge d’instruction constitue un danger pour l’indépendance de la justice puisqu’il sera remplacé par un procureur « membre du parquet aux ordres du gouvernement ».
Les conclusions du rapport
- Supprimer le juge d’instruction
Pour le comité Léger, ce magistrat qui « cumule les fonctions d’un juge avec celles d’un enquêteur » n’est « pas totalement juge et pas totalement enquêteur ». Le procureur de la République devient l’unique directeur d’enquête et « l’autorité naturelle de poursuite ». C’est lui seul qui décide de lancer une enquête ou de classer une plainte.
Le comité se prononce « contre une rupture du lien existant entre le parquet et le pouvoir exécutif ».
- Instituer un juge de l’enquête et des libertés (JEL)
Pendant l’enquête, il contrôle l’action du parquet, décide des mesures attentatoires aux libertés (placement en détention provisoire, écoutes téléphoniques, perquisitions …). Il statue sur la demande d’une partie (suspect, victime) si le procureur refuse l’acte demandé et peut, le cas échéant, enjoindre le parquet de l’accomplir.
- Renforcer les droits des différentes parties
Comme la personne mise en cause, la victime pourra avoir accès au dossier pendant l’enquête, demander des actes. Si le parquet décide de ne pas enquêter après une plainte, le juge de l’enq
uête peut être saisi.
En garde à vue, le suspect bénéficiera d’une présence accrue de sa défense. A la douzième heure, il pourra revoir son avocat (intervenu dès le début pour un entretien), qui aura alors accès aux procès verbaux d’audition, ce qui n’est actuellement pas le cas.
- Fixer des délais butoirs réduits pour la détention provisoire, restant variables selon les délits ou crimes reprochés. Par exemple, il ne pourra s’écouler plus de trois ans entre l’incarcération et le procès pour des faits de terrorisme ou de criminalité organisée. Actuellement, il peut parfois s’écouler cinq ans.
- Supprimer le secret de l’instruction, mais maintenir le secret professionnel pour les magistrats et avocats.
- Lors du procès, faire du président du tribunal ou de la cour d’assises un « arbitre » des débats entre l’accusation et les parties. L’exposé des faits reprochés revient désormais au ministère public. Le président n’interroge l’accusé que dans un deuxième temps, s’il l’estime nécessaire.
- Introduire l’obligation de motiver les arrêts d’assises, « garantie contre l’arbitraire du juge ».
- Introduire la procédure du « plaider coupable » aux assises, pour écourter le procès tout en ouvrant la voie à une peine minorée. Cette procédure, qui n’existe pour l’instant qu’en correctionnelle pour certains délits, ne concernerait pas les crimes les plus graves.
Le juge d’instruction: un héritage napolénien
Né sous Napoléon en 1811, le juge d ‘instruction français a bousculé depuis une vingtaine d’années le monde politique et économique par des enquêtes sur la corruption et suscité des critiques sur ses abus de pouvoir.
Cette fonction, dont Nicolas Sarkozy souhaite la supression, est au coeur du système pénal français dit « inquisitoire », ainsi appelé car il repose sur une enquête menée à charge et à décharge avant le procès. Le juge d ‘instruction est pour ses détracteurs « l’homme le plus puissant de France », symbole d’une justice quasi-monarchique et vue comme irrespectueuse des droits.
Ce système inquisitoire s’oppose au système dit « accusatoire » que Nicolas Sarkozy souhaite instaurer, où le procureur mène l’enquête uniquement à charge face à une défense aux pouvoirs importants, pouvant apporter ses propres éléments au dossier. Si l’accusé a les moyens de la financer.
En France, au contraire du procureur nommé sur décret présidentiel, le juge d ‘instruction est indépendant par son mode de nomination, réglé par le Conseil supérieur de la magistrature. Il ne peut être révoqué et il commande directement la police judiciaire.
Ces juges sont devenus des vedettes dans les années 1980 avec notamment Renaud Van Ruymbeke et Thierry Jean-Pierre, qui dévoilent le financement occulte du Parti socialiste par des pots-de-vins sur les marchés publics, via le bureau d’études Urba.
La tempête sur le monde politique, orchestrée par les juges d’instruction, n’a fait que grandir dans les années 1990, avec les assauts du juge Eric Halphen contre le RPR de Jacques Chirac et la mairie de Paris. Une quinzaine d’instructions ont mis au jour corruption, fraude électorale et enrichissements personnels dans la capitale française entre 1977 et 1995.
A Lyon, le juge Philippe Halphen met en examen en 1994, pour abus de biens sociaux et recel, le maire de Grenoble, Alain Carignon, qui devra démissionner du gouvernement Balladur. Il sera par la suite condamné à cinq ans de prison, dont quatre fermes.
Ces années-là, l’ouragan a gagné aussi le monde économique. La juge Eva Joly envoie en détention en 1996 le PDG d’Elf Loïk Le Floch-Prigent, amorçant le mise au jour d’un système de corruption international et un procès retentissant en 2003.
Erreurs et abus
En 1990, pour la première fois, une commission propose la suppression du juge d’instruction, avec en contrepartie un parquet indépendant, sans suite encore.
Malgré une réforme de la gauche leur retirant en 2000 le pouvoir de placement en détention pour le confier au juge des libertés, les juges d’instruction creusent leur sillon. En 2000, Philippe Courroye met au jour un gigantesque circuit de corruption d’une partie de l’élite française de droite et de gauche en marge d’une vente d’armes à l’Angola.
La société Total est mise en examen et poursuivie pour le naufrage de l’Erika en 1999 près de la Bretagne, et le tribunal impose finalement aux compagnies pétrolières de contrôler les bateaux qu’elles affrètent.
Les juges d’instruction français sont ensuite les premiers en Europe à appliquer un accord international sur la répression de la « corruption publique d’agent étranger ». Le juge Courroye met en examen Christophe de Margerie, patron de Total, pour deux affaires de pots-de-vin en Irak et en Iran.
C’est le séisme de l’affaire Outreau (2005) qui va remettre l’affaire de la suppression sur la sellette. Cette affaire voit un juge d’instruction, Fabrice Burgaud, porter des accusations imaginaires de pédophilie contre 14 personnes, dont une meurt en détention et 12 autres restent de longs mois en prison.
Le chef du gouvernement d’alors, Dominique de Villepin, et le garde des Sceaux Pascal Clément refusent pourtant sa suppression. Ils soulignent que le système accusatoire produit de nombreuses erreurs judiciaires au détriment des accusés pauvres aux Etats-Unis.
Source: France 2