Cet été, chaque samedi, retrouvez sur ce blog un extrait de La cité des hommes. Aujourd’hui: L’exemplarité et la médiation
L’aura de l’Europe repose sur l’exemplarité. Moins qu’aucun autre, en raison de son passé, elle ne peut se fourvoyer dans le recours à la force contre la légitimité du droit et c’est pourquoi il était important que des voix européennes posent des valeurs et défendent des convictions, lors du débat de 2003 sur l’opportunité d’une intervention en Irak. Se couper des principes qui fondent l’action – l’Europe en a fait l’expérience – déchaîne durablement les passions et les violences. On ne transige pas en démocratie avec les libertés fondamentales.
Face au monde, l’Europe doit aujourd’hui assumer sa singularité. Nous ne deviendrons pas facilement les Etats-Unis d’Europe tant les écarts sociaux, économiques et culturels restent forts, ancrés dans l’histoire et la géographie. Le projet européen n’est donc pas un processus de fusion, imitant ce qui existe déjà, mais un modèle inédit de solidarité stable et cohérent, fondé sur une vision et un équilibre entre intégration supranationale et coopération interétatique.
Sa géographie fait de l’Europe un médiateur naturel dans les relations internationales et, par conséquent, un facteur de stabilité. L’efficacité de cette médiation dépend d’abord de la faculté des Etats membres à dépasser leurs propres contradictions. Son petit promontoire asiatique détermine les directions dans lesquelles doivent se poursuivre ses efforts de rapprochement, de compréhension et d’interdépendance.
L’Europe a une relation naturelle et forte avec le Bassin méditerranéen, berceau de ses premières civilisations. L’histoire y est aussi riche que conflictuelle, des guerres puniques aux croisades. Le sentiment de l’unité européenne, dans les siècles passés, s’est fait d’une certaine façon contre la Méditerranée, du moins en réaction à sa fermeture, au lendemain de la conquête ottomane au XVIè siècle. Le rapprochement entre l’Europe latine et l’Europe germanique supposait le long glissement des centres de gravité des rivages méditerranéens vers l’espace rhénan. Voilà pourquoi la relation de l’Europe d’aujourd’hui au Bassin méditerranéen est si ambivalente, comme avec un membre de la famille perdu de vue.
Les efforts entrepris ne sont pas suffisants. La politique de voisinage et les traités d’association avec les pays du Sud sont des éléments de compréhension mutuelle. L’Union pour la Méditerranée permettra d’aller plus loin en ce sens, si un équilibre est trouvé entre la création d’un espace de solidarité proprement méditerranéen et la participation de l’ensemble des Etats membres de l’Union. L’enjeu fondamental sera d’être à la fois concret et rapide sur des sujets aussi importants que l’environnement, la formation, les transports, la culture et l’immigration.
L’histoire de l’Europe commande l’entente avec son voisinage oriental, relation douloureuse et profonde. Les civilisations sont enchevêtrées et familières. La Russie s’est construite en s’adossant à l’Europe, en important ou rejetant son influence selon les époques, souvent brutalement, depuis l’absolutisme éclairé de Pierre le Grand jusqu’au marxisme selon Lénine. Russie aux deux visages, tour à tour tournée vers son ouest ou revendiquant ses racines byzantine et orthodoxe et son identité asiatique. Symétriquement, l’Europe éprouve depuis le XVIIIè siècle une attraction ambiguë pour l’empire des tsars, tout à la fois faite de coopération – les alliances du XIXè siècle et les emprunts russes en témoignent – et de volonté de conquête et de domination, depuis la campagne de Russie de 1812 jusqu’à l’opération Barbarossa de 1941. Ce long passé partagé entraîne un respect réciproque réel. En découlent pour l’Europe une responsabilité historique en même temps qu’un devoir de réalisme et d’apaisement. L’invention d’une forme de partenariat élargi et original avec la Russie est indispensable. La sécurité de l’Europe dans les domaines énergétiques et stratégiques l’impose. Laisser le champ libre à la diplomatie américaine sur ce terrain risquerait de favoriser les logiques de blocs et de nourrir des tensions qui se manifestent toujours au détriment de l’Europe occidentale. Depuis 2000, l’Union européenne a conclu un accord de partenariat stratégique et de coopération qui s’appuie sur les quatre espaces communs de l’économie, du droit et des libertés, de la sécurité extérieure, de la recherche et de l’éducation.
Pourtant, depuis les conflits successifs de l’année 2008 avec la Géorgie et l’Ukraine, les négociations sur la poursuite et l’approfondissement du partenariat se trouvent en partie bloquées. Surtout, l’Europe n’a toujours pas élaboré de vision commune claire, laissant la situation dériver au gré des circonstances. Rien n’est possible si les réticences anglaises ne sont pas assouplies. C’est l’intérêt conjoint de l’Europe, de la Russie et, partant, de la stabilité mondiale. La gravité de la crise économique russe – avec le recul massif de la production industrielle, la dévaluation du rouble et la baisse des revenus pétroliers – fait courir des risques d’instabilité majeure à ce grand pays, Empire-nation, marqué par les souffrances du XXè siècle.
L’Europe doit aussi réinventer le lien transatlantique. A elle de prendre en charge la conception du changement et l’effort de réflexion. Il ne revient pas à Washington de redéfinir les termes d’une alliance qui lui suffit pour l’essentiel et qui ne constitue plus un enjeu prioritaire.
La relation transatlantique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale était une relation par nature inégale, contrainte par la gratitude, la peur de l’Union soviétique, la faiblesse militaire des Européens et leur désunion politique. Aujourd’hui, les trois derniers facteurs ont radicalement changé. Les progrès de l’influence européenne dans le monde passent par l’établissement d’une relation paritaire entre l’Union européenne et les Etats-Unis au sein d’une alliance refondue. L’OTAN telle qu’elle existe aujourd’hui étouffe l’approfondissement de l’Europe de la Défense sans pour autant offrir de garanties de sécurité équivalentes à celles du passé.
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