Alors que Dominique de Villepin livrera ce mercredi à l’Assemblée Nationale sa vision de « La France et l’Europe », relisons deux de ses principaux textes consacrés à l’Europe.
Aujourd’hui: le point de vue qu’il a signé en avril 2005 dans le journal Le Monde, en tant que Ministre de l’Intérieur, quelques jours avant la sortie chez Plon de L’homme européen (essai qu’il a co-signé avec Jorge Semprun) et quelques semaines avant la tenue du référendum sur la Constitution européenne.
« Face au malentendu qui grandit sur le référendum, revenons à une question simple : pourquoi une Constitution pour l’Europe ? L’Europe a changé. De 15 Etats, elle est passée à 25.
Avec plus de 450 millions de citoyens, elle compte désormais parmi les grands ensembles de la planète. Cet élargissement est une chance. Il nous rend plus forts face à la Chine, à l’Inde ou aux Etats-Unis. Il nous permet de rentrer dans le jeu international avec des atouts maîtres : nos technologies, notre savoir-faire, la taille de notre marché, la singularité de notre culture. Encore faut-il que nous soyons en mesure de prendre des décisions conformes à nos ambitions : c’est tout l’enjeu de notre nouvelle règle commune.
Avec la Constitution, nous sortons de l’Europe technique pour entrer dans l’Europe politique. C’est la vraie révolution du oui. Nous gravons dans le droit les valeurs que les peuples européens ont défendues à force d’énergie, de rêve et de volonté. Droit à la sécurité, droit à la dignité, à la liberté de pensée, de conscience et de religion : ces principes, bafoués par les régimes totalitaires tout au long du siècle dernier, seront désormais protégés contre toute atteinte.
La France dira-t-elle non à cette nouvelle révolution européenne ? Je ne peux pas l’imaginer. Je ne peux pas imaginer que la France décide de se mettre à l’écart de l’Europe, sur un strapontin. Je ne peux pas imaginer que la patrie des droits de l’homme refuse de se battre pour des droits fondamentaux directement inspirés de 1789. Le XXIe siècle sera un grand siècle européen. Nous devons y occuper toute notre place.
Car le projet de Constitution est d’inspiration française. Tous les progrès des dernières décennies, tous les acquis sociaux que nous avons inscrits dans notre loi nationale sont reconnus dans la règle européenne : le droit de négociation et d’action collectives, la protection en cas de licenciement injustifié, la défense de conditions de travail justes et équitables, la sécurité sociale, les services publics s’en trouvent renforcés.
Les grandes exigences que la France a fixées pour le monde de demain, des exigences utiles, modernes, sont réaffirmées : la protection de l’environnement figure au premier rang des droits fondamentaux, comme l’exception culturelle. Nous avons l’opportunité unique de mettre nos valeurs au coeur du modèle européen. Saisissons-la.
Je le constate chaque jour dans mes fonctions, la France a besoin de l’Europe. Pour lutter avec efficacité contre les réseaux terroristes, pour démanteler les filières du crime organisé, pour couper les flux d’immigration irrégulière, je m’appuie sur les autres Etats européens. Il est toujours plus efficace de bloquer des clandestins à la frontière roumaine que d’attendre de les voir sur notre sol ; plus sûr de partager nos renseignements sur les connexions d’un terroriste en Espagne, en Belgique, en Allemagne et en France que de garder ses informations pour chacun d’entre nous.
Toutes les décisions prises dans le cadre informel du G5 répondent à ces exigences : elles renforcent notre coopération et, par conséquent, la protection de nos concitoyens. Ces décisions seront d’autant plus solides qu’elles pourront s’appuyer sur des règles et des objectifs communs. De ce point de vue, la Constitution est un atout. Un exemple : comment interpeller un individu sur le territoire des Vingt-Cinq si nous ne disposons pas des mêmes règles de procédure, d’infractions communes et, à terme, d’un parquet européen ? Autant de dispositions prévues par la Constitution.
Elles fixent un horizon au travail en commun que nous accomplissons. Notre Constitution ne sera donc pas un point d’arrivée, mais de départ. Elle nous rend tous solidaires du destin de l’Europe.
Comme beaucoup de Français, je refuse la libéralisation sans garde-fou du marché des services comme du marché intérieur dans son ensemble. L’Europe ne doit pas défaire ce que nous avons mis tant de mal à édifier, mais au contraire le consolider. Elle ne doit pas abaisser le droit et les pratiques sociales, mais les harmoniser par le haut. Sans quoi, que voudrait dire l’Europe ?
Comme beaucoup de Français, je souhaite que le processus d’élargissement soit maîtrisé : cela suppose que nous marquions une pause, afin de régler les problèmes concrets des délocalisations ou de la libre circulation des travailleurs, et que nous nous donnions les moyens d’approfondir notre aventure. Comme beaucoup de Français, je suis satisfait que toute adhésion à venir soit désormais soumise à l’approbation directe du peuple souverain : c’est la meilleure garantie contre toute précipitation dans nos choix.
Et comme tous les Français, je me suis interrogé sur le projet de Constitution. N’aurions-nous pas pu faire mieux ? Le débat est légitime. Chacun mesure que le vote du 29 mai engagera pour des décennies non seulement l’avenir de l’Europe, mais le destin de notre pays. Quelle France voulons-nous ? Pour quelle Europe ? Voilà les vraies questions qui nous sont posées. Elles sont suffisamment lourdes de conséquences pour que nous refusions les votes d’humeur et de circonstance.
J’en suis convaincu : dire non, c’est se livrer à un modèle de développement ultralibéral qui a déjà conquis une grande partie de la planète. C’est courir le risque de nous retrouver seuls au moment où tous les Européens ont besoin de faire face ensemble aux défis de l’environnement, du progrès médical ou de la recherche, quitter le terrain de jeu au moment même où nous sommes sur le point d’emporter la partie.
Une renégociation du traité ? Avec qui ? Quel Etat acceptera de reprendre à zéro des négociations ? Les avocats du non vendent de l’illusion : ils sous-estiment la capacité de la France à faire de la Constitution un atout pour demain, autant qu’ils surestiment la disponibilité de nos partenaires à nous tendre la main lorsque nous aurons dit non.
A l’inverse, choisir le oui, c’est choisir la fidélité au modèle politique français, à cet équilibre essentiel entre dynamisme économique et protection sociale, entre liberté et solidarité. C’est choisir le renforcement de l’Europe pour mieux résister aux grands vents de la mondialisation. C’est prendre toute notre place dans le monde, avec ce qu’il offre d’opportunités pour un pays imaginatif et volontaire comme le nôtre.
Il existe une Europe qui ouvre la voie : c’est celle que nous défendons. Il existe une Europe qui offre une alternative la seule à un ordre mondial fondé sur les intérêts individuels et les rapports de for-ces : c’est l’Europe que la France construit depuis des décennies.
Il existe une Europe des peuples : c’est l’Europe pour laquelle nous nous battons sans relâche. Ne désertons pas le combat. Ne laissons pas tomber notre héritage. Le 29 mai, nous avons rendez-vous avec l’Europe. Nous avons rendez-vous avec nous-mêmes. »
Point de vue signé de Dominique de Villepin, Ministre de l’Intérieur (paru dans l’édition du Monde du samedi 9 avril 2005)