« Monsieur le Président de l’Institut des Affaires étrangères du Peuple chinois, Monsieur le Président de l’Institut des hautes études diplomatiques, Messieurs les Ambassadeurs, Mesdames, Messieurs, Chers amis,
Merci Monsieur le Président pour votre accueil si chaleureux. Je suis particulièrement heureux d’être reçu ici, à l’Institut des hautes études diplomatiques de Pékin. Vous savez que c’est un ami que vous recevez. Un ami de l’Institut. Un ami de la Chine aussi pour qui je nourris, vous le savez, respect et admiration.
Je suis à la fois touché et honoré que votre Institut, qui forme année après année le meilleur de la diplomatie chinoise, ait souhaité me remettre ce diplôme de Docteur Honoris Causa. J’y vois une marque d’affection. Elle me va droit au cœur. Et du fond du cœur, je vous en remercie.
La crise que nous traversons aujourd’hui constitue un moment unique. Un moment où tout peut basculer. Un de ces moments qui donnent tout leur sens à l’action politique et à l’engagement collectif.
Cette crise a des racines profondes. Depuis des années nous en sentions monter les signaux précurseurs. Avec d’autres, j’avais, depuis longtemps, souligné et dénoncé les risques et les fragilités d’un système financier qui privilégie le court terme au détriment de l’investissement productif. Un système qui incite à la spéculation. Un système qui tolère et récompense les comportements irresponsables, voire criminels.
Le monde en paie aujourd’hui le prix, un prix d’autant plus lourd que les premières victimes sont, comme d’habitude, les populations les plus fragiles et les plus démunies.
Alors non, cette crise n’est pas uniquement économique et financière. Il s’agit d’une crise globale qui nous place brutalement face aux conséquences de nos actes. Une crise qui en contient et en engendre d’autres. Une crise qui souligne l’oubli coupable de ce qui cimente la communauté des hommes : le sens de la transmission, le sens de la solidarité, le devoir à l’égard des générations futures. Car c’est à elles, car c’est à vous, jeunes diplomates, qu’incombera demain la responsabilité de conduire les affaires de votre pays et, avec elles, une grande part des affaires du monde.
La Chine, aujourd’hui, retrouve sa place historique sur la scène internationale. Une place au premier rang des nations, une place qui lui confère des responsabilités nouvelles à un moment critique.
Le monde a besoin de la Chine. Le monde a besoin de sa sagesse. Il a besoin de son engagement. Il a besoin de l’affirmation sereine et constructive de son rôle dans la communauté des nations.
Car la Chine incarne depuis toujours une puissance d’équilibre, fondée sur un rapport au temps qui privilégie l’action et la pensée à long terme ; un rapport au temps qui devrait nous inspirer et nous guider dans la reconstruction du système international.
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Nous devons revenir aux vrais enjeux de la mondialisation : la transition vers des modes de production et de consommation durables, respectueux des équilibres humains, respectueux de l’environnement et du climat.
Des modes de production et de consommation capables de répondre aux défis de la croissance démographique et de l’urbanisation massive du monde. Nous devons faire, de ces contraintes extrêmes, le levier qui nous permettra d’inventer une nouvelle civilisation de l’universel.
Nous n’avons pas d’autres choix que celui de la solidarité et de la coopération internationale. La crise, sous ses multiples formes, est mondiale, et la réponse ne peut être que mondiale.
La relance coordonnée des économies est un premier pas indispensable. A cet égard, chacun doit saluer les utiles mesures adoptées par la Chine.
Mais il faut veiller aussi à la stabilité des changes et des mouvements de capitaux. Il faut empêcher la spéculation sur les matières premières.
Il faut rendre à l’activité financière sa vocation fondamentale qui est de contribuer à la croissance et au développement. Comme le G20 l’a esquissé, les institutions internationales doivent disposer des pouvoirs et des moyens nécessaires à l’exercice de leurs responsabilités.
Au-delà, nous devons repenser la gouvernance mondiale qui est, elle aussi, en crise. L’enchevêtrement et l’empilement des institutions, la permanence désespérante de certains conflits, la difficulté à prendre rapidement les décisions nécessaires, en sont les indices.
Nous cherchons encore les institutions internationales adaptées à la mondialisation. Ces institutions devront prendre acte du fait historique de la diversité croissante des acteurs de l’économie mondiale : les grands pays émergents, même si le terme semble aujourd’hui inadapté, doivent prendre toute leur place dans la conduite des affaires d’un monde qui ne peut, et ne doit plus, se construire sans eux. Il y a vingt ans, j’annonçais l’avènement d’un monde multipolaire. Nous y sommes.
De cette gestion partagée dépend la résolution de la crise financière, dépend aussi la résolution des autres crises, également dramatiques, que nous devons affronter.
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Les difficultés actuelles pourraient reléguer au second plan les efforts consentis depuis le début de la décennie pour la défense de notre environnement. Ce serait une erreur grave. Il est désormais avéré, ainsi que l’ont mis en évidence les experts du GIEC, sous la conduite de Rajendra PACHAURI, que le réchauffement climatique est lié à l’activité humaine. Pour le combattre, l’Europe assume, depuis trois ans, un rôle moteur, qu’elle doit maintenir et renforcer. D’importantes évolutions se dessinent aux Etats-Unis sous l’impulsion du Président Obama. La Chine, de son côté, a fait preuve de courage et de lucidité en publiant, en octobre dernier, son premier Livre blanc sur la question. Elle y décrit, sans concessions, les défis auxquels elle est confrontée.
Nous pouvons parvenir prochainement à l’accord mondial équilibré et efficace qu’appelle de ses vœux le Secrétaire général de l’ONU, M. BAN Ki-Moon, dont je salue l’opiniâtreté à faire aboutir les négociations en cours. La communauté internationale ne peut se permettre un échec. Le réchauffement climatique n’est pas une fatalité. Il est, pour partie, lié à un système de valeurs, et à des comportements. Un système, des comportements, qui se sont imposés presque partout et sont considérés comme la norme : les modes de consommation des pays les plus riches servent de référence au reste de la planète.
Comment changer ensemble nos habitudes ? Comment trouver ce point d’équilibre, cette harmonie, qui permettent l’élévation globale du niveau de vie de tous les habitants de notre planète et, dans le même temps, préservent celle-ci de dangers mortels ?
Nous ne pouvons évidemment pas interdire aux autres de vouloir consommer et accéder au confort. Nous devons tous faire mouvement ensemble.
Si nous ne le faisons pas, alors nous connaîtrons de nouveaux conflits : conflits pour l’accès à l’eau, conflits pour les territoires fertiles, conflits pour les ressources naturelles. Déjà, on assiste à des migrations massives. Des milliers de « réfugiés environnementaux » prennent les routes de l’exil.
Dans un tel contexte, les ressentiments liés à l’histoire, aux religions, aux conflits d’identité, prendront une importance accrue. Le réchauffement climatique radicalise les enjeux de la coexistence entre cultures et nations, à l’heure où beaucoup de communautés humaines perdent leurs traditions et leurs points de repères.
Cette perte du sens conduit trop de communautés à se crisper sur leur identité. Elles font de leur culture une norme absolue qui conduit à l’intolérance. Elles peinent à définir des modèles éducatifs capables de promouvoir le respect de l’autre.
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Mes chers amis,
Nos sociétés seront confrontées à des problèmes croissants si nous ne sommes pas en mesure de rétablir la justice pour ceux dont on nie la dignité ou les droits fondamentaux.
Depuis trente ans, la croissance économique mondiale s’est accompagnée d’un creusement massif des inégalités. J’ai souvent condamné cette situation et proposé des solutions pour y remédier : en France, à Bruxelles, au G8, aux Nations Unies, dans tous les sommets internationaux, je n’ai cessé de plaider en faveur de la solidarité et pour une mondialisation maîtrisée qui ne laisse personne au bord du chemin.
On me faisait alors valoir que la pauvreté absolue se réduisait avec le progrès économique. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
La crise va replonger dans la pauvreté des millions de personnes, qui venaient à peine de s’en libérer : 1% de croissance en moins dans les pays en développement, c’est 20 millions de pauvres en plus. Cel
a représente, pour des dizaines de millions de familles, notamment en Afrique, un immense retour en arrière. Les conséquences sont tragiques pour les plus faibles. Les organisations internationales estiment aujourd’hui que 100 millions de personnes sont menacées de malnutrition en raison de la crise et de la hausse des prix alimentaires. Beaucoup de ménages sont obligés de réduire leurs budgets d’alimentation et de santé, qui sont les deux premiers postes de dépense des familles dans les pays les moins avancés.
Des réseaux criminels en profitent pour mettre, à bas prix, sur le marché, des médicaments de contrefaçon et des substituts alimentaires eux aussi contrefaits. La Chine a un grand rôle à jouer pour lutter contre ces fléaux.
J’ai évoqué ce sujet avec le Président HU à qui j’ai proposé de soutenir, aux côtés de chefs d’Etat africains, l’organisation, par ma Fondation, d’une conférence mondiale de haut niveau sur la question de l’accès universel à des médicaments de qualité.
Pour absorber le choc de la pauvreté, une forte hausse de notre aide au développement est indispensable. Or, c’est le contraire qui se produit. Les pays du Nord, malgré les objectifs affichés, peinent à maintenir leur niveau d’aide publique, quand celle-ci ne diminue pas. Je le répète : il s’agit d’une question de morale autant que d’une question stratégique.
Il faut sauver les Objectifs du Millénaire dont la réalisation s’éloigne avec la récession. Je les rappelle : diviser par deux la pauvreté, la mortalité infantile et l’impact des grandes pandémies, d’ici 2015. Le G20 a certes permis des avancées importantes. Espérons que ces promesses encourageantes seront tenues.
Mais au delà de ces nécessaires mesures d’urgence, il faut trouver des ressources pérennes, stables, sûres. C’est tout le sens du combat que j’ai mené pour le développement de mécanismes innovants de financement du développement. La contribution de solidarité sur les billets d’avion en a été un premier exemple qui a démontré son efficacité : la semaine dernière encore a été signé à Oslo une initiative internationale pour l’accès aux médicaments contre le paludisme, dotée de 200 millions de dollars. Elle est en grande partie financée par Unitaid, la facilité d’achat de médicaments créée grâce à cette taxe. J’invite la Chine à rejoindre ce mouvement. L’idée d’une contribution volontaire sur l’achat de billets d’avion sur internet fait son chemin dans le monde. La jeunesse généreuse de Chine serait, j’en suis persuadé, prête à soutenir un tel projet.
Je salue les efforts déployés par votre pays pour sortir son peuple de la pauvreté. Une partie de l’Afrique, de l’Amérique Latine et de l’Asie n’ont pas encore réussi cette transformation. La Chine y est regardée comme un modèle possible. La Chine y est attendue comme un partenaire. Nous ne réussirons pas à sortir le monde de la pauvreté sans l’engagement de la Chine.
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Chers étudiants de l’Institut des Hautes études diplomatiques,
La crise est profonde et sérieuse. Mais nous pouvons encore en contrôler les effets et en éviter les conséquences les plus graves pour la stabilité et la sécurité du monde. Les crises de cette ampleur ont été suivies, dans le passé, de graves troubles sociaux et politiques, parfois de guerres. Les grands drames historiques naissent de l’aveuglement des hommes, de l’égoïsme des intérêts et de l’inertie des structures et des comportements. Il dépend de nous de ne pas céder à la fatalité de l’histoire.
Cela implique, d’abord, de changer de comportements : il ne saurait y avoir de développement durable dans le repli sur soi. Je crois à la vertu fondamentale du dialogue, affirmé comme une méthode, et non comme une utopie. Dans un monde divers, instable, mouvant, rien de durable ne pourra se construire dans le déni de l’autre. Il faut établir un lien entre les trois principes suivants : l’accès aux ressources naturelles, le respect de la diversité culturelle et la prévention des conflits. C’est l’objectif de la Fondation que j’ai créée et dont je souhaite qu’elle noue des partenariats féconds en Chine.
Si rien ne change, les situations de crises vont se succéder, entraînant avec elles une instabilité chronique, mais aussi la disparition des populations les plus fragiles, des tensions sociales permanentes, au Sud comme au Nord, particulièrement à la périphérie des villes.
La France, mon pays, est, comme le vôtre, né d’une longue tradition paysanne. Comme le vôtre il est attaché à l’harmonie et à l’équilibre.
Je vous parle avec liberté et expérience.
Vous, jeunes de Chine, qui incarnez une part de l’avenir du monde, soyez des faiseurs de paix. Soyez aux avant-postes de la solidarité et du développement partagé. La Chine est forte. La Chine est puissante. Vous êtes son avenir. Prenez le parti du dialogue et de la solidarité active qui, seuls, peuvent permettre aujourd’hui de désamorcer les conflits et de trouver des solutions durables fondées sur l’intérêt commun. Le temps presse. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est la paix du monde.
Je vous remercie. »
Discours prononcé par Jacques Chirac le mercredi 29 avril 2009
Sources: Ambassade de France en Chine et Tout sur la Chine