Comme Nicolas Sarkozy, Dominique de Villepin est un marathonien. On découvre qu’il n’en néglige pas pour autant la vieille recette des lutteurs chinois : dans un duel inégal, exploiter la force de son adversaire pour la retourner contre lui. C’est peu dire qu’en apparence l’ancien premier ministre ne fait pas (ou plus) le poids : privé de tout levier politique depuis mai 2007 (puisque n’ayant jamais jugé utile de se faire élire député), sans relais, ou presque, à l’UMP, mais aussi et surtout mis en examen, depuis le 27 juillet 2007, pour « complicité de dénonciation calomnieuse ».
Dominique de Villepin est en butte à l’adversaire le plus redoutable qui se puisse trouver : le chef de l’État en personne, qui a porté plainte contre lui et le poursuit de sa vindicte au point de le priver de la dignité de grand officier de la Légion d’honneur.
En application d’un décret présidentiel en date du 21 novembre dernier – une « lex villepinia » aurait-on dit à l’époque des guerres civiles romaines – tous les chefs de gouvernement ayant passé plus de deux ans à Matignon en seront désormais récompensés. Sauf Édith Cresson (onze mois), Laurent Fabius (un an et huit mois)… et Villepin qui, lui,n’y aura séjourné qu’un an, onze moins et deux semaines.
Humiliation « cousue main », ce décret, pour blessant qu’il soit, n’est pas celui qui atteint le plus cruellement l’ancien condottiere de Jacques Chirac. Depuis qu’en juillet 2007 son appartement a été perquisitionné, la chambre de ses enfants retournée et ses agendas personnels saisis, l’intéressé a appris à se blinder, si tant est qu’il ne le soit déjà. Même le contrôle judiciaire dont il est l’objet, assorti de l’interdiction d’entretenir le moindre contact avec le prédécesseur de Nicolas Sarkozy, ne le trouble plus : il a compris depuis longtemps que, pour obtenir lui-même la paix, Chirac a renoncé à lever le petit doigt en sa faveur. N’est-ce pas lui, après tout, qui, en donnant raison à Sarkozy au plus fort de l’affrontement sur le CPE, a mis son ministre de l’Intérieur d’alors en orbite pour la présidentielle ?
Ce qui a décidé Villepin à passer à la contre-offensive est une décision administrative qui revêt à ses yeux une signification hautement politique : le décret présidentiel du 31 octobre 2008 prolongeant de dix-sept jours les fonctions du juge Henri Pons, vice-président chargé de l’instruction au tribunal de Paris, chargé de l’affaire Clearstream, lequel aurait dû prendre de nouvelles responsabilités à Montpellier à partir du 3 novembre. Et qui,grâce à ce sursis, a pu, d’extrême justesse, le 17 novembre, signer l’ordonnance de renvoi de Dominique de Villepin devant le tribunal correctionnel pour son rôle présumé dans le montage Clearstream…
S’efforçant, lui le passionné, d’oublier sa passion pour ne s’en tenir qu’aux « preuves »de celle qu’il dénonce chez Nicolas Sarkozy, Villepin s’est donc résolu à contre-attaquer sur un plan strictement juridique. Le 7 novembre, il a saisi le Conseil d’État afin de faire annuler le décret présidentiel prolongeant les fonctions parisiennes du juge Pons et, du même coup, sa décision de le renvoyer devant le tribunal correctionnel.
Dans un mémoire adressé à la presse, Me Yves Richard, l’un des avocats de Dominique de Villepin, n’y va pas par quatre chemins : « Le détournement de pouvoir auquel le président de la République s’est livré, en maintenant M. Henri Pons dans ses fonctions, dans le seul but de poursuivre l’information dans laquelle il est partie civile, constitue à l’évidence une violation du principe de l’égalité des armes et, plus largement, du droit au procès équitable ».
Et Dominique de Villepin d’enfoncer le clou dans le Parisien du 1er décembre : « Il n’est pas acceptable qu’il puisse y avoir dans notre pays une telle confusion entre les intérêts privés d’une partie civile et la responsabilité publique du président de la République. Il y a là un mélange des genres inacceptable ».
Principal avocat de Nicolas Sarkozy, Me Thierry Herzog récuse évidemment l’argument. Dans Clearstream comme dans l’affaire de la « poupée vaudou », ou encore celle du SMS attribué à son ex-épouse, il plaide pour le droit du président de la République à se porter en justice comme le ferait n’importe quel citoyen. Un argument que Dominique de Villepin juge irrecevable. Pas seulement au nom de l’immunité dont bénéficie Nicolas Sarkozy tout au long de ses fonctions, laquelle fait de lui, justement, un citoyen pas comme les autres, mais d’abord et surtout en raison de son statut de premier magistrat de l’État : « Nicolas Sarkozy, dit-il, a toutes les manettes en mains : il est le maître de l’ensemble du processus judiciaire. Il est maître de la composition d’une juridiction alors même qu’il est partie civile dans le dossier ; il est maître du calendrier du procès ; il est maître de l’accès à l’information et il est chef des parquets. C’est impressionnant ! »
Le Conseil d’État donnera-t-il ou non raison à l’ancien premier ministre ? Si celui-ci ne se berce pas d’illusions, c’est qu’il mise, à terme, sur une bataille d’opinion qui lui permettrait (avec l’aide, pourquoi pas, d’une partie de la gauche ?) d’accréditer l’idée que « Nicolas Sarkozy a instrumentalisé ses fonctions de président de la République pour la satisfaction de ses intérêts personnels » (dixit Me Richard).
Le calcul ne manque pas d’habileté, en ces temps où, de fait, l’Élysée multiplie les plaintes devant les tribunaux. Mais cela changera-t-il quoi que ce soit au fond du dossier, à savoir les soupçons convergents qui désignent Dominique de Villepin comme l’homme auquel aurait dû profiter le montage Clearstream si celui-ci avait fonctionné ?
L’ancien premier ministre peut bien, une fois encore, protester de son innocence quant à la paternité du dossier (qui, dans l’état actuel des investigations, semble lui avoir été livré clés en main par l’ancien vice-président d’EADS, Jean-Louis Gergorin, et l’informaticien Imad Lahoud), il devra user de toute sa persuasion pour démontrer qu’une fois la supercherie établie, via notamment une enquête de la DST, il n’a pas continué à faire en sorte qu’elle nuise à Sarkozy.
D’où la ligne de défense qu’il martèle avec une belle constance : et si c’était Sarkozy qui s’était servi du montage pour se « victimiser » ?
Entre deux « victimes », le tribunal correctionnel de Paris devra dire, l’an prochain, ou peut-être en 2010, laquelle est la plus à plaindre… ou à blâmer !
Source: Eric Branca (Valeurs Actuelles)