A l’occasion du colloque « L’eau pour la paix, la paix pour l’eau » qui se tient jeudi 13 novembre à l’Unesco, Jacques Chirac doit prendre la parole pour prononcer un discours où il rappelle l’urgence qu’il y a à accorder un droit universel à l’eau:
« La crise économique et financière que nous traversons, et à la résolution de laquelle travaillent avec détermination la France et l’Union Européenne, doit nous conduire à nous mobiliser, avec encore plus de détermination, sur des objectifs destinés à garantir le futur de notre espèce, et non à pas contribuer à leur déshérence.
La crise ne doit pas nous détourner des efforts à accomplir dans l’urgence pour assurer le droit universel à l’eau. Au contraire, elle doit susciter un sursaut collectif global, qui refasse des objectifs de réduction de la pauvreté, la charte de la communauté mondiale. Il en va de l’avenir de centaines de millions d’hommes et de femmes sur tous les continents. Il en va de la paix. »
« M. le Directeur général, Monsieur le Premier ministre de l’Autorité palestinienne, Mesdames et Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, Mesdames et Messieurs, mes chers amis
Merci, Monsieur le Directeur général, de nous accueillir ici, chez vous, au siège de l’UNESCO. Vous connaissez la haute estime que j’ai pour cette institution dont la mission, au service de la culture et de l’éducation, est plus que jamais nécessaire au monde dans lequel nous vivons.
Un monde passionnant, mais en quête de nouveaux repères ; un monde plus ouvert, mais aussi plus inquiet ; un monde où les inégalités se creusent. Un monde en crise morale qui doit inventer de nouvelles formes de solidarité, de justice, de fraternité.
Monsieur le Directeur général, il y a tout juste dix ans, ici même, j’appelais la communauté internationale à adopter un programme d’action pour l’eau. Cette initiative, portée par la France et l’Union européenne, constituait, pour moi, une grande priorité. Elle a servi de base à l’adoption des Objectifs du Millénaire en matière d’accès à l’eau. Elle a ouvert la voie au processus de Monterrey, au Sommet de Johannesburg. Elle a préparé le Forum de Kyoto. Elle a permis l’adoption d’un plan mondial pour l’accès à l’eau lors du G8 d’Evian en 2003.
10 ans déjà. Certains engagements ont été tenus, des progrès ont été faits, mais le problème reste là, douloureux, tragique.
900 millions d’habitants de notre planète, 900 millions !, n’ont toujours pas accès à l’eau potable.
Pourrons-nous plus longtemps tolérer ce scandale ? Pourrons-nous plus longtemps tolérer que des millions de petites filles soient privées d’école car c’est à elles, trop souvent, qu’incombe la corvée, pénible et parfois dangereuse, d’aller au puits ou à la fontaine, à des kilomètres de leur domicile ?
Pourrons-nous longtemps encore tolérer que chaque jour, dix mille enfants meurent d’avoir bu une eau insalubre ? dix mille enfants, l’équivalent d’une ville, rasée aujourd’hui pour cause de dysenterie, de choléra, de poliomyélite…
Huit ans après l’adoption des objectifs du Millénaire, le bilan est amer : en Afrique, 50 % des lits d’hôpitaux sont encore occupés par des malades souffrant de pathologies, souvent mortelles, liées à l’eau.
L’eau féconde la vie. Elle permet de cultiver, de se désaltérer, de se nourrir, de se laver. Les formes de son usage et de son partage se confondent avec celles de la civilisation. Toutes les cultures, du Sahel à la Chine, de la Mésopotamie aux Indiens d’Amérique, de la Gaule à l’Inde, l’ont célébrée, et entretiennent avec elle un rapport intime, particulier et pourtant universel. (…)
C’est aussi en puisant dans ce qui lui vient du passé, et qui a été transmis de générations en générations, que l’homme pourra s’inventer un avenir. C’est pour cela que j’ai souhaité que, parmi ses premières actions, ma fondation, en partenariat avec la Banque africaine de développement, soutienne des actions de formation en faveur de l’accès à l’eau en milieu rural. (…)
L’eau nous est aujourd’hui comptée, elle est menacée. Elle est menacée par la pollution, fruit de l’impéritie de certaines industries, et de l’absence de campagnes d’information, qui transforme lacs, fleuves, mers intérieures en autant d’égouts à ciel ouvert. Elle est menacée par une mauvaise gestion qui se traduit par la dilapidation et le gaspillage. Elle est menacée par l’augmentation de la population et les conflits liés à l’usage agricole, industriel ou urbain des terres encore disponibles.
Il faut consacrer l’accès à l’eau comme un droit humain universel. Il faut que chaque homme, chaque femme, chaque enfant, se voie effectivement reconnu dans son droit imprescriptible à pouvoir boire et à pouvoir se laver sans risquer sa vie. En 2008, la dignité la plus fondamentale de la personne humaine est ainsi toujours niée, en silence, sans bruit, car il est malséant d’en parler : en Afrique, un enfant peut encore mourir d’une simple diarrhée.
Et pourtant, les solutions existent, nous les connaissons. (…) Avec un engagement, garanti et constant, de seulement 1,4 milliard de dollars par an jusqu’en 2025, il serait possible de réaliser l’accès universel à l’eau et à l’assainissement et de faire du droit à l’eau pour tous une réalité quotidienne et tangible.
Car ce n’est pas tant la ressource qui manque que les capacités de gestion et de distribution, ainsi que des efforts soutenus de gouvernance mondiale, régionale et locale de l’eau.
Pour cela, il faut, bien sûr, poursuivre l’effort de l’Aide publique. Je réaffirme solennellement que l’objectif de 0,7 % du PIB consacré à l’aide au développement doit être maintenu. L’effondrement des crédits d’aide, dans la quasi-totalité des pays du Nord, est une honte, une faute morale et une erreur stratégique. Ce que nous ne donnons pas aujourd’hui, nous sera compté demain : faute d’action immédiate, décisive, il nous faudra bientôt affronter, sinon des guerres de l’eau, mais des émeutes de la soif.
Il faut aussi, comme j’y ai engagé la communauté internationale avec la taxe sur les billets d’avion, dégager des ressources stables et pérennes pour le développement, en particulier pour l’accès à l’eau et à l’assainissement. Un mécanisme de taxe applicable au transport maritime de marchandises, notamment sur les voies maritimes les plus congestionnées, et donc les plus soumises au risque de la pollution, pourrait être mis à l’étude.
Il faut, enfin, avoir une vision stratégique du partage des ressources. Une vision stratégique qui consacre l’eau comme un bien commun, à l’abri de tout accaparement. Près de deux cent soixante bassins fluviaux dans le monde sont partagés entre plusieurs pays. En 1998, déjà, l’ONU avait recensé soixante-dix foyers de tensions liés à l’eau, au Proche Orient, au Sahel, en Amérique latine, dans le sous-continent indien, en Asie centrale… Faudra-t-il attendre qu’ils s’enveniment ?
Jusqu’ici le pire a été évité mais pour combien de temps ? Il est urgent de fixer et de faire adopter des règles de partage et d’arbitrage.
La gestion équitable par les pays riverains des eaux transfrontalières, de surface et souterraines, passe en effet par une coopération active et respectueuse des intérêts de chacun. Il faut rappeler les droits égaux des populations de l’aval et de celles de l’amont. La géographie ne doit pas, ne peut pas, être un facteur de discrimination.
De grands fleuves sont en danger de mort et, avec eux, les populations qui dépendent d’eux pour leur survie, pour les civilisations qui s’y sont épanouies. (…)
Je suggèrerais volontiers aux chefs d’Etat, réunis dans l’Union Pour la Méditerranée, de consacrer l’une de leurs prochaines réunions à ce sujet névralgique. Une grande initiative pour sauver le Jourdain ferait honneur à ce magnifique projet. N’oublions pas que c’est sur ses rives que furent prononcés ces mots d’une éternelle humanité, « j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ».
Mes chers amis, (…)
Les Objectifs du Millénaire en matière d’accès à l’eau, pourtant limités dans leur ambition, sont en grand danger de ne pas être respectés. Ces engagements à l’orée du XXIème siècle avaient été un acte d’espérance. Faut-il accepter que l’effort de solidarité qui avait marqué cette étape symbolique soit ainsi foulé aux pieds ? Il est temps pour les nations du globe de redresser le cours des choses en remobilisant les moyens nécessaires pour que
l’accès universel à l’eau fonde, en fait et en droit, la cohésion de la communauté mondiale.
On ne peut pas se contenter de demi mesures. La crise économique et financière que nous traversons, et à la résolution de laquelle travaillent avec détermination la France et l’Union Européenne, doit nous conduire à nous mobiliser, avec encore plus de détermination, sur des objectifs destinés à garantir le futur de notre espèce, et non à pas contribuer à leur déshérence.
La crise ne doit pas nous détourner des efforts à accomplir dans l’urgence pour assurer le droit universel à l’eau. Au contraire, elle doit susciter un sursaut collectif global, qui refasse des objectifs de réduction de la pauvreté, la charte de la communauté mondiale. Il en va de l’avenir de centaines de millions d’hommes et de femmes sur tous les continents. Il en va de la paix. (…)
Je vous remercie.
Jacques CHIRAC »
Source: La Croix