« L’espoir a pour un temps chassé la peur dans votre pays. Vous en êtes devenu le dépositaire, incarnant, au long de cette campagne, les divisions dépassées, le souffle retrouvé, le pacte refondu. Au-delà, le monde entier s’est passionné pour cette élection.
Mesurez les attentes, car elles vous obligent. Cet espoir est fou, bien sûr. Vous êtes appelé à gouverner les Etats-Unis, pas à diriger le monde. Les intérêts d’un pays ne peuvent se confondre avec ceux de l’humanité. Ne refaites pas l’erreur qui a mené l’Amérique néoconservatrice à l’impasse. Mais l’espoir est par nature déraisonnable.
Il l’est tout autant que la peur insidieuse qui s’est emparée de votre pays ces sept dernières années : la peur d’un monde barbare, d’abord, lorsqu’après la terrible épreuve du 11 Septembre votre pays s’est lancé dans la fuite en avant d’une « guerre contre le terrorisme », guerre sans armée, sans bataille et sans paix. La peur de l’autre, aussi, dans une Amérique retranchée derrière ses écrans, enfermée dans ses quartiers, repliée sur ses communautés. La peur de s’ouvrir au monde, enfin, qui offre pour refuge l’intolérance et le dogmatisme d’un universalisme dévoyé.
Le bilan est lourd, aux Etats-Unis comme dans le monde. La confiance estrompue ; depuis Abou Ghraib et Guantánamo, les valeurs que vous portez et qui sont aussi les nôtres sont inaudibles. Les Etats-Unis se sont éloignés de leur destinée, des combattants de la liberté, des pionniers de l’inconnu.
Ainsi, une voie s’ouvre vers les réconciliations. La réconciliation d’une société avec son économie, tout d’abord, car le spectacle de l’effondrement de Wall Street a nourri la défiance à l’égard d’une économie opaque, lointaine, insaisissable.
Une réforme mondiale s’impose, afin que l’économie-casino cède le pas à la régulation. Le FMI aussi doit être remodelé. Après les rêves de Bretton Woods, il a incarné, peu à peu, la domination idéologique du Nord sur le Sud, syndicat de copropriété avantageant les héritiers, l’Occident, et fermant la porte au nez des nouveaux venus. Chine, Inde ou Brésil.
Ce devra être aussi la réconciliation des Etats-Unis avec eux-mêmes, avec leur passé, avec leurs aspirations. Un président noir cent cinquante ans après la guerre de Sécession, quel symbole !
Pourtant, il y a une vraie déchirure, deux Amérique. Le risque des frustrations et des revanches est là, exacerbé par les secousses du rêve américain : une nature inépuisable, une maison à soi, un avenir meilleur pour ses enfants, un à un laminés par le risque climatique, la crise du crédit, la récession.
Il faudra enfin que ce soit la réconciliation des Etats-Unis avec le monde, davantage soucieux de la diversité des cultures et respectueux des identités. Car tout est à reconstruire. L’ONU, en crise depuis trop longtemps, exige les progrès de la gouvernance mondiale.
Il existe aujourd’hui, et c’est nouveau, les ferments d’une véritable conscience mondiale. Ne gâchons pas cette chance qui nous est offerte ; les terrains de lutte sont là, contre le sida qui fait toujours des ravages, contre la faim qui touche 900 millions d’humains. Ne soyons pas myopes, d’une crise l’autre. La crise alimentaire de l’année passée n’est pas achevée.
Vous arrivez à l’heure où le monde bascule. Le moment unipolaire est fini.
Les Etats-Unis ont vieilli ces dernières années, mesurant le poids de l’Histoire, l’impuissance de la force, la complexité du monde. Pour autant, votre pays ne peut se passer du monde, même si le monde a besoin de votre pays. Le remède isolationniste serait aussi dangereux que le mal. Jadis, les Etats-Unis ont déjà succombé à ces sirènes. Ils n’ont pu empêcher la course à la guerre générale.
Un partenariat équilibré avec l’Union européenne s’impose ; l’action est indispensable, mais une action collective et partagée. L’Afrique ne peut plus attendre, pas plus que le Moyen-Orient. Au-delà de l’Irak, de l’Iran, le pourrissement interminable du conflit israélo-palestinien gangrène la région.
Pour tout cela, vous devrez renouer avec vos principes et rapidement définir vos priorités. Rien n’est plus volatil que l’espoir, rien plus venimeux que l’espoir déçu.
Je veux croire à la vitalité d’un rêve américain, qui ne peut s’épanouir sans de nouvelles preuves de justice, d’égalité des chances, de solidarité. Je veux croire en même temps à notre idéal partagé de paix, de mobilisation contre la pauvreté et pour la sauvegarde de la planète.
Oui, nous pouvons le faire, ensemble. »
Source: Dominique de Villepin dans Libération (Numéro spécial du 6 novembre)