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L'Europe, une nécessité, par Bruno Le Maire

« Naguère, notre monde économique était presque parfait. Les banques accordaient des crédits aux entreprises et aux particuliers. Les banques centrales garantissaient la stabilité de la monnaie. Les échanges de capitaux à travers la planète atteignaient des montants incalculables, preuve de l’autonomie et de la bonne santé de la finance. Ce monde n’avait qu’un défaut : il n’existait pas. Il était une illusion, dont nous avons accepté d’être les dupes. Les responsabilités des uns et des autres devront être clairement établies.

Qui a entraîné les banques, les entreprises et les particuliers à la faillite ? Pour quelles raisons ? Suivant quels mécanismes ? Les responsables politiques aussi ont failli par négligence, incapables pour la plupart de remettre en cause les dogmes de la pensée financière. L’esprit critique nous a fait défaut. En ce sens, la crise financière est aussi une crise politique. En opérant une réévaluation radicale des priorités du gouvernement, en appelant à une coordination européenne et internationale, Nicolas Sarkozy aura montré qu’il avait pris la mesure du bouleversement que nous vivons.

Que peuvent faire désormais les autres représentants de la nation, souvent réduits au silence par la gravité du moment et la complexité des enjeux ? Avant tout, expliquer, en réponse aux interrogations des citoyens que nous rencontrons dans nos circonscriptions. Les responsables politiques ne sont pas compétents pour cela ? Nous devons le devenir, ne serait-ce que pour reprendre le terrain que nous avons abandonné, prévenir les excès de pessimisme, couper court aux jugements à l’emporte-pièce qui voient dans le protectionnisme le seul recours, dans la finance un mal absolu. Car aucune nation ne s’en sortira seule.

Et nous aurons toujours besoin de finances pour faire vivre notre économie. Trois causes ont été déterminantes dans le déclenchement comme dans l’amplification de la crise. La première est économique : depuis des années, le salaire médian des employés américains stagne, tandis que leur productivité augmente. Autrement dit, la grande majorité des salariés ne touche pas les revenus qui correspondraient à l’amélioration de leur travail comme à l’augmentation de leurs besoins de consommation. Dans une économie où la consommation est reine, la solution a été trouvée dans l’endettement des ménages. Le surendettement des ménages américains ne résulte donc pas d’une quelconque aberration collective : il est le produit d’un choix économique, assumé par l’Etat.

La deuxième cause de la crise est strictement financière et résulte de la titrisation des créances. Ce mécanisme a permis d’opérer une déconnexion presque totale entre l’institution financière et le risque. Dans ce jeu de qui perd gagne, des fortunes rapides ont été faites, des intermédiaires ont bâti de véritables empires, mais sur du sable. La troisième cause est politique : la sphère financière semblait à ce point solide, et par ailleurs si vertueuse dans sa rotation perpétuelle, que les responsables politiques se sont peu à peu abstenus de la contrôler ou de lui fixer des règles.

Pendant des années elle a tourné sur son axe propre, en générant de plus en plus de profit, sans que personne ou presque ne prenne garde aux signes de frottement – défauts de paiement des ménages américains en 2006, faillite de Countrywide Financial en 2007 – qui devaient conduire à la catastrophe actuelle et à une finance désaxée. Pour être tout à fait juste, notons que certains économistes avaient depuis des années tiré la sonnette d’alarme et réclamé une régulation du capitalisme financier, comme Greau, Aglietta ou Tirole.

Désormais, notre responsabilité d’élu est de prévenir nos concitoyens de la gravité de la situation et de la réalité des risques, à l’échelle nationale et internationale. Nous rencontrons tous des épargnants qui s’inquiètent pour la sécurité de leur épargne et envisagent des retraits de leur banque. Notre devoir est de les rassurer, en rappelant les engagements pris par l’Etat. Mais il est aussi de donner la mesure des difficultés économiques que provoquera la restriction du crédit pour les ménages et pour les entreprises, en particulier pour les PME. Moins de crédits, cela signifie moins d’investissement, moins d’activité, par conséquent,davantage de chômage dans les mois à venir, sans doute dans des proportions que nous n’avons pas connues depuis longtemps.

A ce titre, les mesures prises par le gouvernement pour soutenir l’action des PME et lutter contre le chômage vont dans le bon sens. Combien de temps durera la récession ? Personne ne le sait. Cela n’interdit pas de se préparer et de définir, sans esprit partisan, les solutions les plus efficaces pour amortir la crise.

Loin de nos frontières, nous verrons aussi se redessiner plus clairement les rapports de forces entre les nations, au profit du continent asiatique. Car la dette des uns fait la puissance des autres. Et tout ce qui aura été dépensé par les Etats-Unis pour éponger le mélange de créances saines et douteuses ne le sera pas pour l’investissement productif, les armées, l’innovation, la recherche. Dans ce contexte, qui aura encore les moyens de garantir la stabilité de la planète et de défendre les valeurs de la démocratie libérale ? La question peut sembler superflue. Elle le sera moins lorsque le nouveau pouvoir américain réclamera un effort supplémentaire à ses alliés en Afghanistan, retirera ses troupes d’Irak en laissant grandir l’influence régionale de l’Iran, négociera de nouvelles relations avec la Russie. Une chose est certaine, l’Europe ne peut être la grande absente de ce débat.

Sur la base de ce constat, il reste enfin une réflexion politique à ouvrir, même lacunaire, même imparfaite, sur les solutions à la crise. Trois pistes au moins méritent d’être examinées. Il faut en premier lieu se pencher sur la rémunération du travail dans nos économies. Le décalage entre les gains de productivité et l’augmentation des salaires n’est plus tenable. Elle risque de conduire, après la crise financière et la crise économique, à une crise sociale. Qui doit opérer ce retour au réel ? L’Etat, sur la base du revenu de solidarité active (RSA), qui est un complément de revenu pour les bas salaires ? Les entreprises ? Mais à quelles conditions et avec quel niveau de charges ?

Ne perdons pas de vue que la situation exceptionnelle que nous vivons ne nous exonère en rien des efforts de long terme pour améliorer notre compétitivité, gagner en capacité d’innovation, réduire nos déficits publics. Il semble donc difficile de reconstruire un lien solide entre les salaires et la productivité sans nous interroger sur le financement de la protection sociale en France, et plus généralement sur la structure de nos prélèvements obligatoires. La deuxième piste de réflexion touche la régulation du système financier. Elle va de soi, si nous voulons garantir le bon financement de l’économie mondiale. De vraies règles internationales, de vrais contrôles, une vraie notation des établissements bancaires ne veulent pas dire la fin de la finance, mais son assainissement.

La dernière piste concerne le rôle de l’Etat. A défaut de stabilisation automatique, l’Etat doit reprendre pied dans l’organisation financière mondiale. Au niveau européen, il devient urgent que les Etats bâtissent enfin une politique économique commune dotée des instruments d’intervention nécessaires, comme un Trésor européen. Dans ce temps particulier où chaque jour apporte son lot de surprises et de désagréments, nous pouvons en être certains : seule une Europe forte, soucieuse d’équilibre et de progrès, nous protégera à terme contre les aléas économiques mondiaux. Encore plus qu’avant, le monde est le hasard. Et l’Europe notre nécessité. »

Source: Le Monde (Tribune signée par Bruno Le Maire, député UMP de l’Eure, ancien directeur de cabinet de Dominique de Villepin à Matignon)

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