L’ancien Président de la République française Jacques Chirac a accepté de répondre aux questions du journal Nikkei, à l’occasion de sa visite au Japon du 13 au 16 octobre.
À propos de la crise financière, il déclare que « l’on est allé trop loin, sans pudeur, sans retenue. Le libéralisme dans sa forme la plus débridée est une idéologie périmée ».
Il rappelle également que le monde doit prendre rapidement des mesures pour les sujets majeurs, comme l’environnement, l’énergie et la production agricole en Afrique.
Nikkei: L’actuelle crise économique et financière conduit certains à parler de la fin du capitalisme à l’américaine, quelle est votre opinion ?
Jacques Chirac: Je dis depuis longtemps que le libéralisme dans sa forme la plus débridée est une idéologie aussi périmée que le marxisme. On ne construit rien de durable sans règle et sans solidarité. Ce qui se passe en ce moment est un signal d’alarme de ce point de vue. On se rend compte que l’on est allé trop loin, sans pudeur, sans retenue. Alors évidemment, il faut parer au plus pressé mais dans le même temps, il faut aller plus loin que les seules mesures d’urgence conjoncturelles. Là encore, il faut faire un effort d’imagination et inventer un capitalisme vraiment social. Le temps est venu, sans naïveté ni langue de bois, des investissements socialement responsables. Tout le monde y gagnera, et d’abord les entreprises.
Quel est votre point de vue sur le changement climatique et sur la question des énergies, qui sont devenus aussi des enjeux mondiaux ?
Le changement climatique est l’un des défis les plus importants que nous devons affronter collectivement. Si nous ne faisons pas notre révolution, nous courons à la catastrophe. Ceci dit, je suis optimiste. Regardez les progrès de l’énergie solaire, c’est fascinant. Je pense que c’est l’une des grandes énergies du futur. Il faut investir massivement dans le solaire pour réduire la fracture énergétique avec l’Afrique, il faut investir dans la formation, dans les produits. Et systématiser la compensation des émissions de carbone.
La flambée des prix des produits alimentaires et des matières premières exerce une forte influence sur l’économie mondiale. Quels sont les remèdes que la Fondation envisage de porter à cette question ?
Aujourd’hui l’offre de produits alimentaires au niveau mondial est insuffisante, alors que le monde aura demain 7 milliards d’habitants, dont 5 milliards de citadins. On ne va pas nourrir tout ce monde par l’imposition des mains ! Il faut consacrer les terres agricoles à la production des cultures vivrières. L’autosuffisance alimentaire est le premier des défis à relever pour les pays en développement et l’agriculture vivrière. Pour relever le défi de la crise alimentaire, il faut aussi investir dans la recherche comme le font les entreprises japonaises.
On a besoin de variétés adaptées à un environnement pauvre en eau, adaptées aux conséquences du changement climatique. Il faut aussi investir dans la diffusion des techniques agricoles et la formation. Il faut miser sur les hommes. Il faut procéder à des investissements massifs mais à portée de main : on sait que l’Afrique peut sortir de la pauvreté avec 25 milliards de dollars d’investissements. 25 milliards, c’est 20 fois moins que le plan voté par les Etats-Unis pour sortir leur système bancaire de la crise ! On devrait pouvoir y arriver !
Il faut pour cela de la détermination et de l’imagination, notamment pour trouver des modes de financements pérennes. C’est ce que j’ai voulu faire en promouvant l’idée d’une taxe sur les billets d’avion pour créer une facilité d’achat internationale de médicaments. Les pays riches doivent aussi poursuivre leur effort en matière d’aide.
Alors que la Chine a renforcé sa présence dans l’économie mondiale, le peuple japonais se préoccupe du fait que la France s’intéresse plus à d’autres grands pays asiatiques. Pour la France, dans ce contexte, quelle serait désormais la place du Japon ?
Du point de vue de la multi polarité, ce qui se passe aujourd’hui est intéressant : pour la première fois depuis des siècles, les pouvoirs s’équilibrent, avec l’émergence de puissances globales nouvelles qui n’appartiennent pas à l’Occident. La Chine compte 22 % de la population mondiale. Elle est un acteur incontournable dans la gestion des affaires du monde, qu’il s’agisse de la crise financière, du défi du changement climatique et du développement durable, de la crise des matières premières, de l’énergie, bref, de tous les grands défis de cette première partie du 21ème siècle. Rien ne se résoudra sans elle. Pour une fois, le peuple japonais se trompe ! Je le dis avec respect et amitié, mais il se trompe ! Pour ne parler que des seuls investissements internationaux, la France est le troisième investisseur au Japon. Le troisième. C’est le signe d’un grand intérêt me semble-t-il. Les manifestations du 150ème anniversaire de nos relations, en ce moment même, montrent la diversité de ces relations. Et puis, il y a la jeunesse française, elle est fascinée par votre pays. Le Japon doit prendre conscience de l’extraordinaire potentiel de sa culture urbaine. Beaucoup de tendances viennent du Japon, dans le domaine de la mode, du design, de la gastronomie, de l’art de vivre. Ce sont des domaines très emblématiques, qui construisent l’image d’un pays. Les Français admirent le Japon.
Quelles sont les activités en cours de la fondation Chirac lancée en juin dernier ? Présentez-nous quelques exemples.
Pour ses premières actions, j’ai voulu que la fondation se concentre sur quatre sujets principaux : l’accès à des médicaments de qualité, l’accès à l’eau, la lutte contre la déforestation et la désertification, et la lutte pour les langues menacées. Les premières victimes sont toujours les mêmes, les populations les plus fragiles. Aucune société mondiale apaisée ne peut se construire sur de telles injustices. Aujourd’hui, 30 % des médicaments achetés en Afrique sont des médicaments contrefaits ou sous-dosés. C’est un scandale, une honte. On ne peut pas rester assis en se croisant les bras! Il faut développer des réseaux de partage d’expériences, d’échanges pour faire mieux connaître les bonnes pratiques, pas seulement dans le domaine de la santé mais dans tous les domaines du développement. J’espère que la Fondation pourra nouer des partenariats avec des institutions et des entreprises japonaises qui sont souvent très avancées sur ces sujets.
Source: Journal Nikkei (Propos recueillis par Yuji Nomiyama)