Dans L’Enfer de Matignon (Albin Michel), Dominique de Villepin évoque pour la journaliste Raphaëlle Bacqué les deux années qu’il a passé à diriger le gouvernement.
Il revient notamment sur les circonstances de sa nomination et sur ses relations avec Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy.
La nomination
Quand la défaveur a accompagné la fin (du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin), j’ai vu qu’il ne tournait pas la page facilement, qu’il avait du mal à comprendre les signaux qui lui étaient envoyés par les désaveux successifs que représentaient nos échecs aux régionales, aux européennes, au référendum sur la Constitution européenne. Jacques Chirac a lui-même toujours beaucoup de mail à se séparer des gens qui l’ont servi. (…)
J’ai donc eu l’occasion à plusieurs reprises de m’en entretenir avec Jacques Chirac dans la période qui a précédé ce changement. Le président hésitait.
Bien sûr, il y avait l’option Nicolas Sarkozy. Sarkozy aurait pu, dès le début du quinquennat, être un bon candidat pour Matignon. Il était le chef naturel de la famille politique, l’UMP, mais visiblement Jacques Chirac n’était pas prêt, une nouvelle fois, à franchir ce Rubicon. Il résistait à cette tentation, convaincu que l’antagonisme, la différence de culture politique, j’allais dire aussi de culture d’homme entre Nicolas Sarkozy et lui, aurait rendu cet attelage tout à fait improbable. Qui alors? Il y avait Michèle Alliot-Marie, dont les qualités sont grandes, qui avait fort bien réussi au ministère de la défense et qui pouvait apparaître comme une carte. Et là, j’ai bien senti que Jacques Chirac hésitait entre deux options. La première consistait à terminer le quinquennat en faisant en sorte que les choses soient le plus lisses possible après la série d’échecs électoraux.
Mais l’idée de s’accomoder d’une fin de quinquennat aussi tranquille soit-elle ne paraissait pas suffisante. Il fallait donc peut-être reprendre l’initiative et c’est alors qu’il m’a posé la question de savoir si je serais éventuellement prêt à accepter cette mission. Je lui ai dit que naturellement j’étais prêt à relever le défi. L’hésitation s’est poursuivie pendant plusieurs semaines et le choix final de Jacques Chirac, dans la dernière conversation que j’ai eue avec lui, a été très claire.
« Dominique, m’a-t-il dit, vous pouvez aujourd’hui choisir: soit vous n’êtes pas candidat et vous poursuivez votre carrière ministérielle et vous serez alors en piste pour l’élection présidentielle. Dans quelle situation, dans quel contexte, avec quelle opposition, dans quel état sera la majorité, nous n’en savons rien aujourd’hui, mais vous serez un candidat crédible pour diriger notre majorité. Ou alors vous acceptez ce qui est aujourd’hui une tâche très difficile, voire impossible, de prendre les rênes de Matignon et alors il faut faire une croix sur toute ambition personnelle et présidentielle et… essayer de porter une nouvelle ambition pour le gouvernement et pour la majorité ». Je lui ai dit: « Ecoutez, monsieur le président, les choses sont claires, j’accepte Matignon. » (…)
Les relations avec le Président
La singularité de notre rencontre, entre Jacques Chirac et moi-même, c’est que nous sommes ensemble depuis de très nombreuses années. Nous sommes en contradiction sur beaucoup de choses. Nos personnalités sont très dissemblables. Notre dialogue est un dialogue souvent de confrontation. Même si, parce que c’est l’idée que je me fais de la politique, rien n’a jamais filtré de ce débat, de ces différences. Mais tout au long des années à l’Elysée, quand j’étais secrétaire général, j’étais celui qui portait le fer et la contradiction au président de la République. Bien évidemment, quand il avait tranché, il n’en filtrait rien et c’est pour cela que personne ne l’a su, mais c’est une relation dense, qui n’est pas une relation de chef d’Etat à collaborateur.
Je suis donc arrivé à Matignon avec cet acquis. Pour le président, j’étais un élément rassurant parce qu’il savait qu’il n’y aurait jamais trahison. Il savait que ma fidélité serait toujours au rendez-vous. Mais j’arrivais avec un élément inquiétant, c’est que le président de la République savait que je ne resterais pas les bras croisés. Il savait que je ne me soumettrais à aucune règle, à aucun calcul, à aucun intérêt. Et c’est sans doute l’un des éléments qui a fait hésiter le président de la République jusqu’au seuil de ma nomination. Parce qu’il sait que j’étais, somme toute, le moins contrôlable des premiers ministres possibles.
L’ennemi de l’intérieur
Nicolas Sarkozy était convaincu que je pouvais représenter un risque pour l’élection présidentielle. Et la sensibilité qui était la mienne, qui tenait bon sur des principes fondamentaux, à la fois des principes républicains et des principes d’indépendance nationale, lui apparaissait assez différente de sa vision. Donc je représentais un autre courant. Par ailleurs, il connaissait mon tempérament, il savait que je n’étais pas quelqu’un qui transigeait facilement. J’avais beau lui répéter mes intentions, il ne les croyait tout simplement pas. Quand l’occasion s’est présentée, quand les difficultés se sont accrues, la majorité s’est organisée pour faire en sorte que ce qui aurait pu n’être que des difficultés mineures soit véritablement la marque d’un arrêt complet de toute perspective et de toute ambition présidentielle de ma part. (…)
L’inquiétude de Nicolas Sarkozy était beaucoup plus profonde. Mes principes républicains, le rejet de toute réforme de la laïcité, la défense de l’indépendance nationale, le bagage qui était le mien en politique étrangère à travers la guerre d’Irak, tout cela représentait ce qu’on appelle du lourd en politique, de l’identifiant. Est-ce que cela représentait 10, 12, 15% de voix? Il savait que cela représentait quelque chose avec lequel il fallait compter. (…)
Nous avons évité une querelle à droite comme nous l’avions connue avec Edouard Balladur et Jacques Chirac. Je l’avais vécue aux premières loges, je ne souhaitais pas revivre cela. (…)
Source: Dominique de Villepin dans L’Enfer de Matignon, par Raphaëlle Bacqué (Albin Michel – 318 pages – 20 euros)