« Le 10 mai 2001, le Parlement adoptait à l’unanimité une loi faisant de l’esclavage un crime contre l’humanité. La France devenait ainsi le premier pays à reconnaître l’ampleur des souffrances et de l’humiliation subies par des millions d’hommes et de femmes à travers le monde. Elle reconnaissait sa part de responsabilité.
À l’initiative du président de la République Jacques Chirac, le 10 mai est devenu une journée nationale consacrée à la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions.
Cette commémoration annuelle constitue un aboutissement pour tous ceux qui mènent depuis longtemps le combat pour la reconnaissance de ce crime et pour l’honneur des victimes. Elle doit devenir le point de départ d’une volonté partagée de compréhension, de réconciliation et d’engagement dans la lutte contre l’esclavage, qui subsiste encore dans certains pays. Poser les jalons de cette réflexion, préciser les contours du futur Centre national consacré à la traite, à l’esclavage et à ses abolitions, voilà la mission qu’a acceptée Édouard Glissant. Qui mieux que lui pouvait assumer une tâche exigeant autant de lucidité et de générosité ? Comme en témoigne ce texte lumineux et polyphonique, il a su laisser vivre en lui la multitude des mémoires, des souvenirs, des blessures pour atteindre le coeur de ce questionnement sur l’esclavage, qui est aussi un questionnement sur l’homme.
Car, au fondement de ce crime, il y a cette fêlure de l’homme qui trop souvent l’a conduit à jeter un doute sur l’humanité de l’autre. À l’origine de l’esclavage, il y a le refus de reconnaître en l’autre le même, notre frère, notre égal. C’est pour cela que les Grecs désignaient parfois l’esclave du terme andropon, « qui a des pieds d’homme », comme pour se convaincre qu’il y avait une vraie différence de nature entre les peuples et entre les classes sociales. Contre l’esclavage il n’y a qu’une seule arme : l’affirmation sans exception de l’égalité entre tous les hommes.
L’histoire nous a appris qu’il est inutile de comparer la gravité des crimes et la profondeur des souffrances. Mais rarement une forme de violence aura été pratiquée sur une si longue période et selon une organisation géographique aussi étendue et systématique. Et si l’esclavage a pu prendre des formes multiples, c’est l’Occident qui a mis en oeuvre sa forme la plus cruelle à travers le commerce triangulaire. Peu de voix se sont élevées en Europe au long des siècles pour condamner le sort atroce réservé à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants arrachés à leurs familles, à leur terre, à leur culture, entassés dans des navires et vendus comme du bétail pour cultiver des terres que d’autres s’étaient appropriées. Cette négation du respect de l’homme fut même inscrite dans notre loi avec la promulgation du Code noir en 1685.
Aujourd’hui la France veut regarder en face cette tragédie qui a laissé tant de plaies ouvertes à travers le monde et dans sa propre chair.
Mais elle veut se souvenir aussi des grands combats contre l’esclavage nourris par l’idéal des Lumières et portés par l’élan de 1789. Ces combats, nous pouvons en être fiers. Nous devons leur être fidèles en défendant sans relâche les valeurs de la République. Oui, nous sommes français lorsque nous sommes citoyens de l’universel, lorsque nous combattons l’oubli, lorsque nous nous confrontons à notre histoire, non pas pour creuser les plaies mais pour avancer et nous rassembler.
Aimé Césaire nous montre le chemin qui réconcilie la lucidité et la justice, un chemin de fraternité :
Vous savez que ce n’est point par haine des autres races
que je m’exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c’est pour la faim universelle
pour la soif universelle
la sommer libre enfin
de produire du fond de son intimité close
la succulence des fruits.
Les victimes des grands crimes de l’Histoire ont souvent été des victimes anonymes. Le silence et l’oubli ont représenté pour leurs descendants une nouvelle forme de souffrance et d’incompréhension. C’est aussi ce qu’ont pu ressentir beaucoup de nos compatriotes, en particulier d’Outre-Mer. Car la traite négrière a également constitué un processus de déracinement, de négation de l’origine et de la culture de millions d’hommes et de femmes. Certes, il existe des lieux de mémoire de l’esclavage. Ce sont les villes qui portent inscrit dans leur architecture le rôle qu’elles ont joué dans le commerce triangulaire ; ce sont les ports de départ des bateaux le long des côtes d’Afrique, à l’image de l’île de Gorée ; ce sont les rivages du Nouveau Monde, où tant d’hommes ont retrouvé un espoir tandis qu’il en condamnait d’autres à supporter un véritable enfer ; ce sont enfin les monuments qui commémorent les figures de Toussaint Louverture ou de Victor Schoelcher. Mais tous ces lieux ne diront pas à un jeune Antillais de quel pays venaient ses ancêtres, dont il voudrait connaître l’histoire. C’est pour cela que notre pays doit être capable de faire une place à cette souffrance et à cette mémoire. C’est le sens du mot fraternité. C’est le sens de l’attachement de la République à l’Outre-Mer.
Les peuples mis en esclavage ont tracé un nouveau chemin pour l’humanité. Privés de leur destin et de leur histoire, ils ont tissé une solidarité nouvelle. Privés de leur langue, ils ont inventé un langage propre portant la trace de toutes les cultures. En inventant le métissage, ils ont ouvert le coeur et l’esprit des hommes. C’est bien ce que nous montre Édouard Glissant lorsque, venant après Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, il oppose au « devenir-esclave du monde », la « créolisation » du monde.
Nous ne parviendrons pas à surmonter seuls les écueils de notre histoire. Nous ne pourrons pas tirer seuls les leçons du passé afin de garantir le respect de l’homme, de ses droits et de son intégrité à travers le monde. Pour construire un monde meilleur nous avons besoin du regard, de la voix, des blessures et de l’humanité de tous.
Le travail réalisé par Édouard Glissant est tourné vers l’avenir, vers cette générosité et vers cet humanisme qui sont l’héritage du drame de l’esclavage. Sa réflexion ne s’adresse pas seulement aux descendants des victimes de l’esclavage mais bien à tous les Français. Le rôle du Centre national qui sera installé à Paris sera de rapprocher les histoires, de combler l’ignorance qui peut exister de part et d’autre pour jeter les bases d’une véritable mémoire partagée. C’est indispensable si nous voulons construire une France de la diversité unie et rassemblée autour de ses valeurs républicaines. C’est indispensable si nous voulons honorer l’apparition de toutes ces identités nouvelles qui apportent au monde leurs richesses. »
Source: Dominique de Villepin (Avant-propos de l’essai d’Edouard Glissant, Mémoires des Esclavages, publié chez Gallimard / La Documentation française)