Lundi matin, Jean-Jacques Bourdin et Dominique de Villepin sont revenus ensemble sur l’actualité de ce début de semaine: faits divers ultra sensibles en région parisienne, mise en examen controversée de Jacques Chirac, visite forcément polémique de Nicolas Sarkozy en Chine. Un programme riche que l’ancien Premier Ministre détaille longuement.
Les faits divers
J-J B : Regardons l’actualité, ce qu’il s’est passé à Villiers-le-Bel avec la mort de ces deux adolescents. Ce qu’il s’est passé à Creil avec la mort de cette étudiante. On a l’impression de revivre ce qu’on a déjà vécu malheureusement…
D d V : Oui, c’est vrai, comment ne pas repenser à ce qu’il s’est passé à Clichy Sous Bois, et aux nombreux incidents que nous avons connu dans le RER et dans le métro. Même si les choses ont progressé, même si des dispositifs ont été mis en place, et notamment pour essayer d’accompagner les rames la nuit, pour sécuriser l’ensemble des parcours. C’est dire que la vigilance doit rester celle de tous les instants. Je crois que ce qui s’était passé à Clichy-sous-Bois avait en grande partie été dû à une incompréhension de départ et à un sentiment d’injustice. Quand vous cherchez à trouver tous les éléments d’explication et à éviter en particulier les fausses rumeurs, je crois que vous faites œuvre utile. Rien n’est pire que le sentiment d’injustice, d’incompréhension, tel qu’il avait été ressenti à Clichy sous Bois et tel qu’il est aujourd’hui ressenti à Villiers le Bel. Il est très important de faire vite la lumière. Ce n’est pas une question de semaines, c’est une question d’heures.
J-J B : Pourquoi a-t-on des difficultés à faire la lumière sur ces drames là ?
D d V : D’abord parce que les passions, et on le comprend, sont exacerbées. Ensuite parce que les témoignages ne sont pas toujours concordants et qu’il est difficile de faire la vérité. La scène n’est pas vu de la même façon. Il y a des éléments qui sont rapportés par des gens mais qui ne sont pas confirmés par les autres. Pourtant je crois que dans les quartiers dits sensibles, quand les esprits sont échauffés, quand il y a un sentiment d’harcèlement, il est important de pouvoir très vite dire exactement ce qu’il s’est passé. Je crois que, de ce point de vue, il faut que la police, l’ensemble des services chargés de l’enquête puissent très rapidement apporter les premières explications. Parfois la tentation, c’est l’attente de longues semaines pour remettre un rapport. Il faut tout de suite corriger les choses.
J-J B : Pourquoi ne pas justement rendre tout de suite publics des éléments connus ?
D d V : Je comprends très bien le sentiment des enquêteurs. On veut faire les choses bien, on veut recouper les informations, on veut justement éviter que des erreurs puissent être commises. Je crois que dans ce type de situation, en tout état de cause, il faut éviter que de fausses rumeurs se propagent. Donc très clairement, dire les premiers éléments vérifiés très rapidement. L’information au quotidien, l’information heure par heure, me parait essentielle.
Commerce et droits de l’homme
J-J B : Regardons une autre actualité, elle vient de Chine : Nicolas Sarkozy qui est actuellement en voyage officiel avec de gros contrats à la clé, notamment pour Airbus, pour Aréva. C’est un succès ?
D d V : Oui, c’est un succès quand des grands contrats sont signés. Mais il ne faut pas que l’arbre cache la forêt. Le commerce extérieur c’est beaucoup d’entreprises, beaucoup de petites et moyennes entreprises. Que des grands contrats et des grandes entreprises attirent notre exportation c’est bien sûr une bonne nouvelle, surtout quand il s’agit d’aussi gros contrats. Mais le commerce avec la Chine comme avec les grandes régions du monde, doit d’abord être nourri par l’activité régulière et quotidienne d’entreprises de toutes tailles. Or, c’est la faiblesse de l’économie française. Quand on compare l’économie allemande et l’économie française, l’économie allemande a un commerce régulier de petites et moyennes entreprises qui ont une implantation en Chine, en Asie et ailleurs. Nous nous réussissons de temps en temps de gros coups mais qui malheureusement ne sont pas suivis d’un commerce suffisamment régulier pour nourrir notre commerce extérieur.
J-J B : Il y a cet éternel débat : à côté des contrats, les droits de l’homme. Faut-il brandir une nouvelle fois la menace du boycott des jeux olympiques pour faire avancer les droits de l’homme ?
D d V : Je crois que ce n’est pas la bonne solution. Il ne faut pas opposer les relations commerciales et les droits de l’homme. Il faut expliquer, encourager la Chine à avancer. Nous devons marquer nos préoccupations, marquer les évolutions indispensables. Parce qu’il est vrai que nous assistons à une révolution très importante sur le plan économique et mondial : c’est l’apparition sur la scène internationale d’une multitude. C’est vrai de la Chine, c’est vrai de l’Inde, les proportions changent donc tout change.
J-J B : Alors comment faire avec les droits de l’homme ? Prenons l’exemple de la Russie, avec Kasparov qui est mis en prison pendant cinq jours, avec une opposition qui est noyauté en Russie. On ne dit rien à Vladimir Poutine, on ne doit pas lui dire…
D d V : On doit dire. Il faut le faire avec le souci de permettre à ces pays, de permettre à ces régimes d’évoluer en permanence parce que c’est dans leur intérêt de corriger les choses. Je crois que tous ces pays sont soucieux de leur insertion dans les relations internationales, ils sont soucieux d’être respectés par la Communauté Internationale et de commercer avec elle. Bien évidemment il y a des crispations, des traditions, des empires, des pays immenses qu’il faut gérer et leurs traditions ne sont pas toujours les nôtres. Marquer à chaque fois nos exigences, je crois que l’Occident ne le fait pas suffisamment de façon collective. L’une des difficultés, c’est qu’un pays se singularise quand il ne pèse pas suffisamment dans la relation avec un grand pays, comme la Russie ou la Chine, avec le sentiment qu’il va payer le prix fort notamment en matière commerciale. C’est pour cela que je pense que l’Europe a raison quand elle parle d’une seule voix sur ces sujets, lors des grands forums avec la Russie, lors des grandes réunions avec la Chine.
J-J B : Et vous pensez que la France joue le jeu avec les autres capitales européennes. Ou est-ce que nous parlons un peu en solitaire ?
D d V : La tentation, c’est souvent pour ces pays de faire cavalier seul pour tirer le maximum de bénéfices. Je ne crois pas que la France fait cavalier seul, je crois que la France est très consciente de ses responsabilités. Nous faisons partie des grands pays européens et nous avons à poser clairement ces exigences ; il faut savoir le faire avec intelligence, sans conduire ces pays à perdre la face. Parce que c’est aussi une réalité de la vie internationale : quand vous agissez à mauvais escient, quand vous agissez à contre temps, vous obtenez exactement l’inverse de ce que vous souhaitez. C’est à dire une réaction de crispation et une solidarisation souvent des opinions publiques derrière leur gouvernement. Il faut donc le faire habilement, intelligemment, régulièrement et collectivement parce que je crois qu’il y a une pédagogie aussi des droits de l’homme. De grandes évolutions comme celles que connaît aujourd’hui la Chine, ne sont pas possibles si rapidement sans que ces pays ne s’ouvrent et ne s’adaptent aux grandes valeurs de l’Occident.
Conflit israélo-palestinien et otages en Colombie
J-J B : Les négociations israélo-palestiniennes… Georges Bush parle d’état palestinien indépendant, il l’avait déjà dit. Comment regardez-vous ces négociations ?
D d V : On a malheureusement sur le dossier
israélo-palestinien le sentiment de repartir à chaque fois à zéro. Il y a malgré tout une bonne nouvelle, c’est que se retrouvent autour de la table les grands acteurs de ce drame. Et ce drame, nous le savons, conditionne l’avenir du Moyen-Orient. Le fait qu’ils puissent se retrouver, que les Etats-Unis, très proches de leur élection présidentielle, décident se s’engager de nouveau c’est une opportunité qu’il faut saisir. Je crois qu’il faut marquer une direction, marquer un mouvement et souhaiter que l’ensemble des acteurs régionaux et locaux puisse s’inscrire dans ce mouvement. Si les Etats-Unis marquent suffisamment fortement, avec les autres partenaires, leur volonté d’avancer, leur disponibilité à faire des concessions, s’il y a des gestes concrets… Je crois que c’est essentiel aujourd’hui, je crois qu’il y aura moins d’espace pour les groupes radicaux. Les groupes radicaux se nourrissent des sentiments d’injustice, ils se nourrissent du sentiment qu’il n’y a pas d’avenir aux négociations de paix. Donc se battre pour la paix, faire avancer les choses, faire des choses concrètes, c’est réduire l’espace donné à ces mouvements radicaux, qui évidemment n’ont pas d’intérêt aujourd’hui à avancer.
J-J B : Ingrid Betancourt… est-ce que vous faites confiance à Hugo Chavez ?
D d V : Dans cette affaire, on a beaucoup travaillé au fil des années, on a beaucoup exploré de possibilités. S’il y a la moindre possibilité aujourd’hui de reprendre le dialogue, de créer un climat de confiance, de créer les conditions qui permettraient la libération des otages, alors il faut le faire. Depuis le premier jour, c’est la France, Jacques Chirac et moi-même qui avons marqué notre disponibilité à être partie prenante d’une solution de paix. Donc je crois qu’aujourd’hui il faut tout tenter. Il faut utiliser tous les moyens pour que le bon sens revienne. Puisqu’il s’agit de vies humaines et qu’il s’agit de l’avenir de toute une région.
J-J B : La solution est à Washington si j’ai bien compris ?
D d V : Non, la solution est aujourd’hui à Bogota. Et dans la capacité que nous avons à faire comprendre qu’il y a un objectif qui vaut la peine que l’on se batte pour lui.
Mise en examen de Jacques Chirac
J-J B : Est-ce que Jacques Chirac doit se mettre en réserve du Conseil Constitutionnel ?
D d V : Non, il ne faut pas mélanger les choses. Jacques Chirac a exercé pendant douze ans la magistrature suprême. Pourquoi aurait-il pu être président de la république pendant douze ans et pourquoi ne pourrait-il pas siéger au conseil constitutionnel ? Je crois qu’il faut que la justice fasse son travail. Il s’agit de dossiers très spécifiques, il s’agit d’éclaircir un certain nombre de points. Jacques Chirac a commencé à s’expliquer sur certains d’entre eux et chacun voit bien qu’il a pu se passer des situations qui méritent aujourd’hui qu’une explication soit donnée. Mais je ne vois aucun lien entre cette responsabilité particulière liée à l’expérience et au rôle joué par Jacques Chirac dans le cadre du Conseil Constitutionnel et cette demande d’éclaircissements.
Pouvoir d’achat
J-J B : Est-ce qu’on peut donner du pouvoir d’achat aux français ?
D d V : Je crains qu’il y ait un grand malentendu dans cette affaire du pouvoir d’achat. Les choses sont infiniment plus complexes qu’on ne semble le croire. Le pouvoir d’achat se joue aujourd’hui pour les Français mais aussi ailleurs. Nous sommes dans un contexte mondial qu’on ne peut pas ignorer. Le pouvoir d’achat ne se décrète pas. C’est la conséquence d’une économie qui est plus ou moins compétitive, qui a la capacité à marquer des points. Plus la France marquera des points, plus elle sera modernisée, plus nous aurons le plein emploi et la croissance, plus le pouvoir d’achat pourra augmenter. D’ailleurs, ce qui est intéressant c’est qu’augmenter aujourd’hui sensiblement le pouvoir d’achat, répondre à l’attente des français, c’est prendre le risque de diminuer notre pouvoir d’achat dans les prochains mois et les prochaines années. On ne peut pas dans un contexte de déficit public, augmenter d’une façon peu responsable le pouvoir d’achat parce que cela aggraverait notre endettement.
J-J B : Le Président Sarkozy disait qu’il serait le Président du pouvoir d’achat, il nous aurait menti ?
D d V : Non, il pensait que la croissance allait s’installer de façon durable et que, forts de cette croissance, nous allions engager une compétitivité qui allait se développer. Le cycle économique a changé et il faut prendre en compte cette réalité. Ceci dit, je crois qu’il faut s’atteler à faire en sorte que le pouvoir d’achat des français augmente, en faisant ce que nous devons faire et ce que nous faisons, avec des réformes de structure qui libèrent de l’énergie, de la force de travail française et donc augmentent la croissance. Il faut comprendre qu’il n’y a pas de chemin court vers l’augmentation de pouvoir d’achat, il n’y a pas de raccourci pour l’augmenter. Si nous augmentons la capacité de nos entreprises à marquer des points, si notre croissance augmente, le pouvoir d’achat des français sera augmenté.
J-J B : Vous seriez premier Ministre aujourd’hui, ou président de la République, vous feriez quoi dans l’immédiat ?
D d V : Je crois que rien n’est plus important aujourd’hui que d’expliquer aux français quel va être le calendrier de la réforme et la nécessité d’effectuer ces réformes dans les délais les plus courts. S’il y a un Grenelle aujourd’hui à organiser, c’est celui des réformes. Nous sommes engagés aujourd’hui dans la réforme des régimes spéciaux, c’est une réforme qui n’est pas encore faite, la grève a été suspendue, il y a un mois pour négocier. Il est temps que les Français comprennent que plus de liberté c’est plus de chance et de dynamisme. La prise de risque en matière économique peut nous permettre au contraire d’améliorer les choses. Le problème, c’est que nous avons peur de l’avenir. Il y a une crispation, nous nous accrochons à ce que nous avons. Si nous continuons à nous accrocher, nous aurons de moins en moins. Pour avoir plus, il faut accepter de se battre, de se donner plus de moyens, plus d’énergie, plus d’audace. Je crois que c’est une véritable révolution culturelle et intellectuelle qu’il faut faire et le pouvoir d’achat n’en sera que la conséquence.
J-J B : Ça veut dire quoi, politique de rigueur ?
D d V : Absolument pas, ça veut dire des décisions qui récompensent encore davantage le travail. Des mesures ont été prises et il faut aller beaucoup plus loin. Nous le savons, ce qui concerne les heures supplémentaires ne sera pas suffisant pour permettre cela. Donc ça veut dire une réforme du marché du travail, ça veut dire d’aller plus loin dans la réforme des universités parce que tout ce qui est investissement dans l’éducation et dans l’enseignement supérieur est une chance supplémentaire. Ça veut dire faire le pari de la recherche, de l’innovation. Mais ça veut dire qu’il faut que les Français comprennent que c’est dans ce travail-là, dans ces mesures-là que réside la chance de la France et la chance de chacun des français. Vouloir un chèque tout de suite sur une croissance faible, c’est compromettre pour les prochaines années nos retraites, notre avenir et celui de nos enfants.
Source: RMC.fr