Qualifiant de « ridicule » l’idée de rupture en matière de politique étrangère, l’ancien Premier ministre et ministre des Afffaires étrangères dit ses désaccords avec, entre autres, Bernar Kouchner et Hervé Morin.
Marianne: Nicolas Sarkozy déclare au New York Times que « la France est de retour »… Elle était donc absente?
Dominique de Villepin: Non. La France n’a cessé, depuis des années, de multiplier les initiatives sur la scène internationale. Qu’il y ait la volonté de Nicolas Sarkozy de marquer aujourd’hui son empreinte, c’est normal, en particulier dans sa relation avec Washington. Mais la diplomatie française est guidée par des principes; les renier reviendrait à mettre en péril notre place et notre voix. Il importe donc que nous soyons fidèles à ce que nous sommes, un pays qui compte sur la scène internationale.
Mais le nouveau pouvoir entend rompre avec une politique étrangère considérée comme « épuisée »?
Cela serait ridicule. Une politique étrangère, c’est à la fois des principes, une ambition. C’est, en permanence, des initiatives qu’il faut renouveler pour être présents sur tous les fronts. C’est ce que nous n’avons pas cessé de faire au service de la paix, qu’il s’agisse de l’Irak, du Liban, de l’Afghanistan ou des crises africaines. Reste « la » question: faut-il toucher à nos fondamentaux? Le principe de base de la diplomatie française, c’est l’indépendance nationale qui confère sa légitimité à notre action.
Un des symboles de cette indépendance nationale, c’est notre distance envers l’Otan. Or, le ministre de la Défense, Hervé Morin, parle de réintégrer l’Alliance atlantique en affirmant: « assez chipoté, assez barguigné »…
Je ne partage pas le sentiment d’Hervé Morin, tant les relations avec l’Otan sont difficiles et complexes. Nous n’avons pas la même vision que les Etats-Unis et nombre d’Européens du rôle que doit avoir l’Alliance atlantique. Il y a une préoccupation française qui est d’éviter toute dérive de l’Alliance, qu’elle soit géographique ou thématique. Nous pensons qu’elle ne doit pas être une alliance de sécurité globale. Nous sommes donc réticents à toute extension de son rôle. Ainsi, la tentation d’une intervention dans ce cadre au Moyen-Orient nous ferait courir le risque d’une confrontation de bloc à bloc. Refusons toute logique d’engrenage qui brouillerait notre politique et nous associerait à de dangereuses aventures.
Pourquoi ce dossier de l’Otan reste-t-il aussi sensible?
Parce que nous vivons dans un monde dangereux. Des déclarations ou des initiatives maladroites pourraient limiter notre indépendance, diminuer notre influence, voire mettre en péril notre sécurité. Il existe des règles de la vie internationale, et il faut être responsable et exigeant. Nous devons défendre notre rang, notre capacité d’action et d’entraînement ainsi que notre crédibilité, en particulier en direction du Sud. Sans quoi nous perdrions complètement ce qui fonde notre autorité en tant que membre permanent du Conseil de sécurité.
Bernard Kouchner, en novembre dernier, dénonçait un « antiaméricanisme, seul déterminant de la politique étrangère française ». Vous sentez-vous visé?
Bernard Kouchner s’appuie sur son expérience humanitaire et ses engagements personnels. Je ne partage pas son point de vue. La France n’est pas nourrie d’antiaméricanisme. Ne confondons pas l’administration Bush et l’Amérique ! Nous n’avons jamais cessé d’avoir sur l’essentiel une coopération exemplaire avec les Américains. En menaçant d’user de notre droit de veto au Conseil de sécurité contre une résolution qui aurait autorisé la guerre en Irak, nous avons pleinement joué notre rôle. C’était notre devoir, et la position de la France en est sortie renforcée sur la scène internationale. Restons conscients qu’avec le soutien de l’Allemagne, de la Russie et de l’immense majorité des pays du Sud nous avons évité les risques d’une fracture entre l’Orient et l’Occident. S’il y avait eu un vote en faveur de la guerre aux Nations unies, l’Organisation en serait sortie durablement discréditée. La menace du veto français a permis aux autres membres du Conseil de sécurité de résister aux pressions américaines. Notre politique vis-à-vis de l’Irak a accru nos marges de manoeuvre, y compris par rapport à Washington où l’on comprend les rapports de force. Tony Blair et José Maria Aznar en savent quelque chose.
Propos recueillis par François Bonnet, Nicolas Domenach et Maurice Szafran
Source: Marianne numéro 545 (du 29 septembre au 5 octobre 2007)