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Nécrologie de l'ancien Premier Ministre Raymond Barre

« Il faut savoir, dans la vie, être disponible. C’est comme cela que les choses me sont arrivées, et je crois qu’il faut, à ce moment-là, avec humilité, accepter ce qui vous arrive. C’est le destin qui tranche. » Le « destin », auquel se référait souvent Raymond Barre, a décidé de la fin de sa vie samedi 25 août à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris. Car l’homme qui, au soir de sa vie, ne trouvait que la « providence » à remercier, aura maîtrisé le cours de son existence plus qu’il ne voulait le reconnaître.

Une seule fois il l’aura laissé entendre, sachant pertinemment qu’en la circonstance il ne serait pas écouté. C’était le mercredi 20 mai 1981, sur le perron de l’Elysée. Au sortir du dernier conseil des ministres du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, celui qui est alors recordman de l’impopularité lance aux journalistes : « Ne vous en faites pas. Tant que je serai sur cette terre, vous aurez l’occasion de me revoir. » Peu après, à Lyon, où il s’était replié pour la campagne des législatives, l’ancien premier ministre avait pris date – toujours dans l’indifférence générale : « Le moment viendra peut-être où il faudra que je m’exprime de façon claire sur un certain nombre de sujets, non pas par ambitions personnelles, mais pour la France. »

Redevenu le responsable de l’opposition le plus apprécié des Français, Raymond Barre retrouvait les journalistes, le 8 février 1988, pour leur annoncer sa candidature à l’élection présidentielle. Le « destin » ne fut alors pour rien dans l’échec qu’enregistra un candidat qui avait été, au contraire, trop sûr de son fait pour se résoudre à faire campagne. Et lorsqu’à l’été 1995, enfin, il répète qu’il vient d’endosser « par devoir », sous la pression de ses « amis » du RPR et de l’UDF, les habits de maire de Lyon, le plaisir évident qu’il prend à sa nouvelle fonction apporte un démenti à ses propos.

Raymond Barre savait où il allait. Et ce d’autant plus qu’il mesurait parfaitement les obstacles susceptibles de se dresser sur sa route. « J’ai accepté une mission qui ne me donne aucune chance d’être populaire », confiait-il après sa nomination à Matignon. Voir juste avant les autres confine, en politique, à l’isolement. Il s’en est accommodé avant de s’y complaire, au désespoir de ses proches, qui ont fini par rejoindre des écuries plus classiques, mais davantage susceptibles de conquérir le pouvoir.

Si Raymond Barre a bien tracé sa route comme il l’entendait, on aurait toutefois tort de n’entendre dans ses démentis que la coquetterie d’un homme masquant ses ambitions personnelles sous le vernis gaullien de l’appel des Français. Car le Père la Rigueur fut aussi un enfant qui apprit, bien malgré lui, à se méfier de ce « destin » qu’il n’eut de cesse, par la suite, de maîtriser et de ménager. Il a 3 ans et demi lorsque son père, René, inculpé de banqueroute frauduleuse, est conduit menotté au palais de justice de Saint-Denis-de-La-Réunion, où la branche paternelle est installée depuis 1843. Il est acquitté. Mais le mal est fait. Trois mois après le procès, les parents se séparent. René Barre disparaît. Il mourra à Paris le 18 juillet 1975. Depuis l’âge de 4ans, son fils ne l’aura jamais revu.

L’enfant se veut exemplaire. Il fait des études brillantes au lycée Leconte-de-Lisle de Saint-Denis, où il fréquente assidûment l’aumônerie. En 1942, il reste à la Réunion, auprès de sa mère, alors que plusieurs de ses condisciples rejoignent de Gaulle à Londres. Il n’aura de cesse d’oublier ce rendez-vous manqué avec le général en témoignant à de multiples reprises de son indéfectible fidélité gaulliste. En 1946, il arrive à Paris, s’inscrit à la faculté de droit et d’économie. Il y obtient trois diplômes d’études supérieures (économie, droit privé, droit public) tout en suivant les cours de Sciences-Po. Deuxième à l’agrégation en 1950, il enseigne pendant quatre ans à l’Ecole des hautes études de Tunis.

En 1958, il publie dans la collection « Themis », aux Presses universitaires de France, un manuel d’économie politique en deux tomes – la première édition du « Barre », sur lequel travailleront des générations d’étudiants. L’année suivante, Jean-Marcel Jeanneney – l’un des membres de son jury d’agrégation, ministre de l’industrie et du commerce du général de Gaulle – l’appelle comme directeur de cabinet. L’université (qu’il retrouve de 1962 à 1967) et la politique : Raymond Barre fera toujours mine d’accorder la primauté à la première et de dédaigner la seconde.

« LE MEILLEUR ÉCONOMISTE FRANÇAIS »

Un bref entretien à l’Elysée avec le général de Gaulle, en juillet 1967, suffit pourtant à le refaire passer de l’autre côté de la barrière. A la vice-présidence de la Commission des Communautés européennes, de 1967 à 1973, il fait son apprentissage d’homme d’Etat.

Se voulant plus royaliste que le roi, pourfendeur du « système des partis », Raymond Barre en « oublie » que de Gaulle s’est toujours accommodé d’une formation dévouée à sa cause : lui-même ne s’y résoudra jamais. C’est bien un technicien, et non un politique, que Valéry Giscard d’Estaing nomme premier ministre – en remplacement de Jacques Chirac –, le 25 août 1976.

Dans ce rôle de non-politique qui lui est assigné jusqu’à le conduire dans l’impasse, Raymond Barre est plus vrai que nature. S’agaçant presque des éloges dithyrambiques dont le couvre M. Giscard d’Estaing – « le meilleur économiste français, en tout cas un des tout premiers » (27 août 1976) – qui deviennent d’autant plus encombrants que les résultats de sa politique économique sont contestés, il peaufine une image de moraliste doctrinal et austère. C’est sous les traits d’un sombre Diafoirus que Plantu le fait apparaître à la « une » du Monde, en mars 1988.

Son inébranlable confiance en soi s’accommode mal des contestations sociales – il s’en prend aux « nantis » comme aux chômeurs, « qui feraient mieux de créer des entreprises » – et des coups bas du « microcosme ». A dix reprises, il est contraint d’engager la responsabilité de son gouvernement pour imposer sa politique au groupe gaulliste de l’Assemblée nationale. Alors qu’il affronte la crise pétrolière, l’inflation et le drame de la sidérurgie, « les tirs d’arquebuses, suivis de près par les tirs d’Exocet, ont fusé de toutes parts », racontera-t-il plus tard. Ils laisseront des traces, comme la décision de « VGE », en 1980, de le tenir à l’écart de sa campagne présidentielle.

Se voulant au-dessus de la mêlée politique, il a toutefois pris soin de se dénicher, à Lyon, une circonscription. Après 1981, le député du Rhône – qui n’est qu’ »apparenté » au groupe centriste – cultive sa différence, et lance sa lettre Faits et arguments. Le plan de rigueur initié par le gouvernement Mauroy semble lui donner raison a posteriori. Très sollicité aux municipales de 1983, l’universitaire, qui a repris ses cours à Sciences Po, grimpe dans les sondages.

« EXTRATERRESTRE »

On met sur le compte de sa filiation gaullienne, et d’une réelle liberté de parole – même si elle est souvent animée d’un esprit de revanche –, son plaidoyer anticohabitationniste, auquel n’est pourtant pas étrangère une solide ambition présidentielle. Ses proches, parmi lesquels Charles Millon, le pressent d’organiser ses troupes pour contrer l’offensive conjointe de MM. Chirac et Giscard d’Estaing. Il refuse.

« Je ne suis nulle part. Je suis inclassable », répétera-t-il. Cette posture qu’il jugeait « plaisante » lui valut des déconvenues. En 1988, il vérifie à ses dépens qu’on ne fait pas « ce que l’on veut », hors des partis, lors d’une élection présidentielle. Partageant modérément le goût pour l’ailleurs d’un mentor qui se décrète « extraterrestre par rapport au monde politique », son entourage se disperse.

Confiné dans un « splendide isolement », il est plus libre et plus acide que jamais, choyé par l’Elysée, martyrisant la droite et observant avec bienveillance l’entrée de ses proches au gouvernement de Michel Rocard. Instruit par l’expérience, il retarde, début 1995, l’annonce de sa décision sur sa candidature à l’élection présidentielle avant de renoncer. En 2002, il abandonne ses mandats électifs.

C’est à l’occasion de la sortie d’un livre d’entretiens avec Jean Bothorel, L’Expérience du pouvoir (Fayard), en février 2007, que Raymond Barre réapparaît dans l’actualité. Interrogé sur France Culture à propos de son m
inistre du budget en 1978, Maurice Papon, il qualifie l’ancien préfet de « grand commis de l’Etat » qui n’avait pas de raison, selon lui, de donner sa démission de l’administration de Vichy. Evoquant l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic en 1980 – il avait déclaré à l’époque « cet attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic » – il dénonce la campagne lancée contre lui par « le lobby juif ». En livrant cet ultime et triste gage de son isolement, Raymond Barre aura provoqué, avant de disparaître, une vague d’indignation.

Source: Jean-Baptiste de Montvalon (Le Monde)

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