Par un détournement dont l’histoire est familière, une grande victoire s’est ainsi métamorphosée en mère des défaites ; en sorte de Stalingrad du premier Empire. L’histoire de la Berezina reflète, en réalité, les paradoxes d’un destin condamné par ses excès et réhabilité par sa chute. Comme il y eut plusieurs Berezina – celle des témoins, celle des historiens et celle de la postérité -, il existe plusieurs Napoléon, chacun offrant la voie à des interprétations contradictoires, ce qui rend si difficile d’écrire son histoire.
La France continue à chérir le début et la fin de sa trajectoire météorique. Le début, car il conjugue le génie militaire, de l’envol de Lodi au soleil d’Austerlitz, et le volontarisme réformateur du Consulat. La fin, car l’Aigle sait tomber avec hauteur et sacrifie sans hésiter son pouvoir, puis sa liberté à l’intérêt supérieur de la patrie. En revanche, elle émet un jugement plus sévère sur la démesure conquérante de l’Empire ; de l’ivresse du sacre à la débâcle de 1812 en passant par le blocus continental et l’invasion critiquable de l’Espagne. Elle admire l’ascension du « capitaine canon » épris de gloire comme elle s’émeut devant le proscrit de Sainte-Hélène, qui réinvente sa destinée dans la souffrance de l’exil. En somme, elle aime Bonaparte mais s’éloigne de Napoléon ; maître absolu d’un empire éphémère contraire à l’équilibre européen, autocrate d’une cour servile en quête de reconnaissance dynastique, restaurateur d’une noblesse et compresseur des libertés (2). comme beaucoup de figures de proue, Napoléon possède le génie de la conquête mais pas celui de la conservation. Le premier nécessite l’alliance de l’instinct, du courage et de la volonté ; le second, une réelle capacité d’écoute et de questionnement sans laquelle la politique s’abîme dans l’habitude et l’artifice entretenus par l’adulation intéressée des courtisans. A la Berezina, Napoléon comprit qu’il s’était fourvoyé. Mais il était déjà trop tard.
(2) Je me permets de renvoyer à l’article intitulé « Napoléon ou l’Empire impossible » publié par Marianne en décembre 2003 et récemment édité dans la collection Tempus.
Source: Dominique de Villepin dans Marianne (numéro 538 – du 11 au 17 août 2007)