À chacun sa rupture. Pour Jacques Chirac, la rupture avec quarante ans de vie politique et douze ans passés à l’Élysée a été brutale. Douloureuse, peut-être, même si l’ancien chef de l’État n’est pas du genre à pleurer sur son sort. Il aurait pourtant pu exprimer quelque ressentiment.
Il n’est jamais facile de passer du jour au lendemain du premier à l’arrière-plan. De la rubrique politique ou internationale à la rubrique judiciaire. Si vite oublié, dévalorisé, même, comme si le changement prôné par Nicolas Sarkozy était avant tout une rupture avec l’ère Chirac.
Comment ne pas entendre François Fillon regretter que l’ancien chef de l’État n’ait pas soutenu ses premiers ministres dans les réformes difficiles ? Comment ne pas entendre Henri Guaino expliquer que « l’approche de Nicolas Sarkozy est radicalement différente de celle de Jacques Chirac », avant de citer en exemple François Mitterrand, en 1981 ? Et surtout comment ne pas entendre Alain Juppé, le « fils préféré », lâcher que le chef de l’État est redevenu un « citoyen comme les autres » ?
Aujourd’hui, c’est vrai, tel un roi nu, Jacques Chirac est devenu un simple justiciable qui assiste, impuissant, à la débandade de ses anciens fidèles, se pressant pour – selon une de ses expressions favorites – aller « baiser la babouche » de Nicolas Sarkozy. Cela ne le révolte pas. Chirac a le cuir tanné. Il connaît mieux que quiconque la nature humaine. Il a vu ses anciens amis, dont certains « lui devaient tout », déserter un à un son QG de campagne, en 1994, à l’époque de la balladurie triomphante – « Les rats quittent le navire », glissait-il alors. Il s’est vu méprisé par les siens après la dissolution de 1997 – Madelin lui avait alors lancé, cinglant : « Tu portes malheur à ton camp ». Mais jusqu’à maintenant, Jacques Chirac avait toujours su rebondir. Infatigable. Increvable. Là, désormais, c’est différent. Comme se désole un vieil ami, « pour la première fois, Chirac n’a pas d’objectif. Pour lui qui n’a pas d’engagement religieux mais pour qui la mort est une obsession et un tabou, cela doit être difficile. Comment aujourd’hui peut-il ne pas penser à sa mort politique et à sa mort tout court ? ».
De ces tourments, Chirac ne parle pas. Quant aux petitesses des uns et aux comportements indignes des autres, « tout ça lui passe à des années-lumière au-dessus de la tête », estime un ancien collaborateur. Une fois la passation de pouvoirs terminée, expédiée, même, et tandis que Bernadette avait passé la nuit à ranger ses dernières affaires, Chirac a préféré prendre le large. Pour ne pas assister en simple spectateur au début de cette nouvelle ère politique. Comme si ces jours de repos étaient les bienvenus, comme s’il envisageait sans déplaisir sa nouvelle vie. « Je dors, je me repose », a-t-il dit à l’un de ses amis.
Il en avait besoin. Parce qu’il était fatigué moralement et physiquement. Parce qu’après avoir annoncé sa non-candidature à l’Élysée, il avait semblé vouloir s’étourdir dans une foule d’activités. Pour que cette interminable et inéluctable séquence des adieux arrive le plus vite possible. Et pour ne pas penser à la suite, lui qui a une sainte horreur du vide. « Je n’arrête pas », confiait-il alors à Jean-Louis Debré. Fidèle à lui-même, il s’est occupé jusqu’au dernier moment de recaser le plus possible de fidèles, quel que soit leur grade : il a ainsi appelé le préfet de Guadeloupe, un ancien de l’Élysée, pour qu’il trouve une place à une femme de ménage qui voulait « rentrer au pays ». Il a également remis des décorations à la pelle lors de cérémonies officielles ou privées comme pour Bernard Niquet et Maurice Ulrich.
Après cette phase d’hyperactivité, il a donc entamé au Maroc une phase de décompression, un changement de régime radical. « Il n’était pas très en forme avant son départ », témoigne l’un de ses amis. Il a donc passé ses premiers jours en tant qu’« ex » à lézarder au soleil. À l’abri des regards indiscrets dans cet hôtel de la Gazelle d’Or, à Taroudannt, qu’il connaît si bien. Il a passé son temps à « bouffer », aussi, plaisir non mineur pour lui. Ou à promener son bichon Sumo, comme un retraité « cool », en jean. Bref, il a passé le plus clair de son temps à ne rien faire. Ou presque. Il n’a pas accompagné sa femme au Festival de musique sacrée de Fès, où les artistes ont pourtant dénoncé la « mondialisation débridée ». Il a même, assurent ses anciens collaborateurs, réfléchi à un projet de livre auquel il entend s’atteler rapidement. Commençant à trouver le temps long au bout d’une semaine – « Je commence à en avoir marre de la tortilla ».
Chirac a téléphoné, aussi. Mais moins que d’ordinaire, et surtout en évitant soigneusement les « politiques » qui se sont mis d’accord pour le laisser se reposer en paix. Il a eu Frédéric Salat-Baroux, l’ancien secrétaire général de l’Élysée, deux ou trois fois par jour. Officiellement pour parler de son livre et de l’installation de sa fondation. Plus vraisemblablement aussi pour évoquer la manière de gérer sa future audition judiciaire. Une perspective qui le taraude ? Probablement bien moins que sa femme. Chirac, témoigne un ami, « a toujours balayé les affaires d’un revers de la main. Pschitt ! Les rares fois où j’ai évoqué le sujet avec lui, il ne savait rien, il n’était presque au courant de rien. Logique : à l’Hôtel de Ville, comme au RPR ou à l’Élysée, il s’est toujours comporté en monarque absolu. Demandant aux uns et aux autres : réglez-moi ça ! ».
Jacques Chirac s’est également entretenu avec Bertrand Landrieu, actuel préfet de région Ile-de-France, qui va s’occuper de sa fondation. Et il a eu aussi quelques « vieux de la vieille », quelques grognards triés sur le volet. Jean-Louis Debré, à qui il a téléphoné tous les matins à 9 heures pile, et qu’il va retrouver au Conseil constitutionnel en tant que membre de droit. Son bureau, placé entre celui de son ancienne secrétaire à l’Élysée, Marianne Hibon, et celui de Frédérique Gerbaud, la fille de son ancienne attachée de presse, l’attend.
Il a parlé aussi plusieurs fois avec Dominique de Villepin et François Pinault. Le président d’Artémis a su, lors de ces dernières semaines difficiles à vivre pour Chirac, être présent. Mais connaissant bien « son » Chirac, il a du mal à imaginer sa nouvelle vie. « Je ne suis pas sûr que l’oisiveté soit trop son truc. Au bout de trois jours dans son nouvel appartement, il va tourner en rond. Mais il faut qu’il se fasse à sa nouvelle vie », estime-t-il. Un point de vue partagé par Pierre Mazeaud, qui craint que son vieil ami ne « s’emmerde rapidement comme un rat mort ». Autre difficulté : Jacques et Bernadette Chirac « vont devoir réapprendre à vivre plus ensemble dans un périmètre géographique plus limité et avec des activités resserrées ».
D’aucuns, comme Denis Tillinac, refusent l’image d’un Chirac retraité, fût-il actif. « Moi j’aime me souvenir du Chirac d’il y a trente-cinq ans. Beau comme un dieu. Conquérant. Chirac, aujourd’hui, est un guerrier désarmé, dont le fils maudit s’est emparé de l’épée. Il lui reste la cuirasse mais elle est trop lourde et risque de l’empêcher de marcher. »
Source: Anne Fulda (Le Figaro)