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Rencontre avec Dominique de Villepin

Lorsque j’étudiais les sciences politiques à Paris 1, j’ai eu l’occasion de rencontrer pour la première fois cet homme politique venu évoquer face au public son œuvre littéraire et personnelle. Une première rencontre qui en annonçait d’autres. J’en avais fais un compte-rendu pour mon mémoire relatif à Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères à l’époque.

Voici l’intégralité de cette soirée exceptionnelle :

Soirée « Ma bibliothèque personnelle » du 18 décembre 2003, de 18H30 à 20H, à la Bibliothèque Nationale de France, site François-Mitterrand, au Grand Auditorium

Dans une conversation avec Pierre Assouline, un homme politique, une personnalité du cinéma, du théâtre, de la littérature, de la chanson, ouvre au public sa bibliothèque intime. Lors de cette soirée, partant du concept que « nous sommes faits de ce que nous lisons », l’invité commente les textes, les ouvrages, les auteurs qui ont marqué son enfance, son adolescence, son âge mûr, ses livres de l’étude ou de divertissement, ses livres les plus marquants ou ceux rencontrés au hasard de sa vie. Dans la construction psychologique de la personnalité, tous ces livres contribuent à former et à conditionner les façons de voir, de sentir, de penser de l’invité, d’où le possible reflet d’une histoire intime, à travers la « bibliothèque personnelle ». Lors de cette soirée, Dominique de Villepin accepte de se dévoiler, esquissant son autoportrait par ses lectures et par sa curiosité. Un comédien, ici Denis Lavant, lit des fragments des textes choisis dans le dernier livre de Dominique de Villepin, Eloges des voleurs de feu. L’annonce de cette manifestation culturelle a été repérée au Département de Science Politique de la Sorbonne. Le soir du 18 décembre 2003, l’accès à l’auditorium est assez facile : assis au troisième rang, en discutant avec d’autres personnes, je découvre des étudiants de science politique et des particuliers venus écouter le ministre et le diplomate qui s’était en particulier illustré le 14 février 2003 au Conseil de sécurité de l’ONU sur la position française dans la crise irakienne. Pas de journalistes, ni de caméras, très peu de personnalités officielles sont présentes. Quelques sympathisants de droite sont également là pour écouter leur ministre, plus que pour un quelconque intérêt pour la poésie. En somme, un public varié, une ambiance feutrée et intimiste. Le ministre arrive à l’heure dite sur la scène, s’installe tranquillement sur une chaise ; seul une table où sont posés différents ouvrages le sépare de Pierre Assouline également assis. Les propos, ici rapportés, sont extraits de mes notes prises le long de la soirée et reflétant au mieux l’authenticité des dialogues entre Pierre Assouline et le ministre des Affaires Etrangères, Dominique de Villepin…

Pierre Assouline : « Monsieur le Ministre, bonsoir. Ce soir, nous recevons avant tout le poète, bien que votre agenda de ministre implique un emploi du temps surchargé. Nous vous remercions donc de vous être libéré un temps pour venir nous présenter des extraits de vos poésies préférées. Notons d’ailleurs que votre dernier ouvrage, Eloges des voleurs de feu, est paru dans une discrétion remarquable sans le tapage médiatique que l’on connaît et cela est tout à votre honneur… »

Dominique de Villepin : « En effet, je vous remercie de m’avoir invité et je peux vous dire que du fait de mon emploi du temps très important je suis très souvent amené à voler des morceaux de poésie et que l’on retrouve dans ce livre. Je glane ainsi des vers, des morceaux issus de textes d’auteurs que j’apprécie et qui m’accompagnent, par exemple, toute une journée, même lors de mes missions diplomatiques. »

PA : « Il est vrai que la poésie occupe votre quotidien et cela depuis votre enfance, car vous avez écrit déjà très jeune des poèmes… »

DDV : « Oui, je lis des poèmes depuis mon enfance et je n’ai eu de cesse d’en écrire. Mais ce que je tiens surtout dans ce livre, c’est de faire connaître les auteurs qui ont aussi marqué mon enfance : par exemple, avec Rimbaud je prends le risque de tendre la main au poète que je souhaite ainsi faire connaître au lecteur. D’où, depuis mon enfance et jusqu’à aujourd’hui, il y a une continuité dans ma sensibilité pour les poètes et pour l’amour de la poésie en général. »

PA : « Monsieur le Ministre, on sait que vous avez beaucoup voyagé durant votre enfance. Les obligations professionnelles de votre famille vous ont amené à séjourner sur plusieurs continents et de vivre dans des pays assez éloignés de la France. Vous êtes aussi un hispanisant, ce qui explique aussi votre attachement à des poètes comme l’écrivain argentin Jorge Luis Borges dont Denis Lavant va nous lire maintenant le texte intitulé Le Gouffre. »

Lecture du texte

PA : « C’est un très beau poème mais il est aussi très sombre. Il y a d’ailleurs chez vous cette omniprésence de la mort, cet intérêt pour des auteurs qui ont souvent évoqué la mort dans leurs textes et qui ont eux-mêmes connu des drames dans leur propre vie. »

DDV : « Chez Borges, il y a plutôt ce thème de l’impossibilité de la mort, car dans ses textes se juxtaposent les moments de vie, les moments de joie et les instants sombres comme la disparition des amis, des membres de sa famille… La vie et la mort sont ainsi indistinctes et c’est un thème que l’on retrouve fréquemment dans la littérature américaine. Ces poètes ont été au cours de leur vie en quête de leur identité au 19ème siècle et surtout au 20ème siècle face à l’épouvante et à la barbarie. Ainsi, face à la peur, le poète cherche des réponses en lui-même. »

PA : « Nous allons maintenant écouter un texte de René Char, un poète toujours en quête de ce compromis entre l’humanisme et la violence qui sont innées dans la nature même des hommes. Un autre surréaliste qui nous livre ici ses sentiments profonds sur le chaos engendré par la guerre. »

Lecture du texte

PA : « Cette notion de ne pas étrangler son prochain chez Char, on pourrait l’appliquer aussi en politique étrangère, notamment en ce qui concerne les Américains. Qu’en pensez-vous ? »

DDV : « Le témoignage de René Char démontre l’émotion de la défaite de 1940. L’homme a vu tout s’écrouler autour de lui, un désespoir profond l’envahit et cela se ressent dans son texte. Pourtant, son engagement dans la Résistance, dans les Feuillets d’Hypnos, prouve que même dans le désespoir, le poète peut à nouveau retrouver l’espoir. C’est même dire qu’avec trois fois rien, le poète peut finalement rebâtir sa vie. Chez René Char, même un regard peut enclencher l’ambition d’aller plus loin… »

PA : « Mais pas simplement le regard, le langage aussi. Par exemple, face à Colin Powell, vous aviez fait un tabac à l’ONU, mais ne pensez-vous pas qu’il en aurait fallu faire plus pour convaincre votre homologue américain ? »

DDV : « Vous savez, il est toujours très difficile de communiquer à l’autre ses émotions à travers sa propre langue. Ici, le lyrisme français permet d’exprimer la position de la France, faite d’humanisme et de dialogue entre les cultures. Or, je conçois que la culture voyage et s’adapte à chaque région du monde. Ainsi, mon collègue Colin Powell ne comprendrait pas l’élan du message français, mais il faut se tenir à exprimer avec force ce langage que dispose la France, afin de mieux propager ce même message. »

PA : « Nous abordons maintenant un poète que vous appréciez beaucoup, Adonis, qui fait d’ailleurs partie de ces nombreux auteurs étrangers dans votre livre. Ils sont même plus nombreux que les auteurs français… »

DDV : « En effet, Adonis ou Ali Ahmad Saïd symbolise ce mythe, celui d’être né au Liban, ce carrefour entre l’Occident et l’Orient. L’homme incarne en lui-même l’ouverture aux cultures qui l’entourent et il a contribué aussi à faire connaître la littérature arabe au monde entier. »

Lecture du texte

DDV&nb
sp;: « Le texte d’Adonis est à la fois beau et triste. La mort y est là encore omniprésente, mais aussi la création de l’homme. Le poète donne du sens à la vie en se référant à la mort ; donc il donne du sens également à la paix par le biais de la guerre. Je ressens et comprends ce qu’exprime Adonis. J’ai vécu comme vous l’aviez dit en Amérique du Sud. J’y ai grandit et vu la violence s’exprimer. Mon enfance cosmopolite m’a pourtant incitée à croire que le bonheur est possible même dans ce que je nomme l’enfer des bêtes. »

PA : « Dominique de Villepin, nous avons écouté Rimbaud. Maintenant, nous allons parlé de Jean-Pierre Duprey. Il fut l’initiateur de la poésie en empruntant à Rimbaud. D’ailleurs les deux hommes ont vécu les mêmes expériences traumatisantes : chacun a connu l’invasion de la France, Rimbaud en 1870 et Duprey en 1940. Duprey est donc lui aussi un rebelle… »

Lecture du texte

PA : « Ce texte de Duprey, vous l’aviez aussi lu dans son manuscrit originel. Vous avouez d’ailleurs cette fascination pour les manuscrits des poètes… »

DDV : « J’aime suivre dans le manuscrit le cours de l’alchimie entre le poète et son œuvre, car on y lit la peur, l’hésitation, le vertige de l’écriture du poète. Je cherche par là une forme de fraternité dans la poésie, puisque j’accompagne par la lecture le poète et ses sentiments, même ceux qu’il n’ose exprimer dans le poème achevé, mais que l’on retrouve dans ses manuscrits. Durant mon enfance, les poèmes m’ont également accompagné très souvent quand j’étais hors de France. Je lisais ainsi les auteurs français par nostalgie pour mon pays et pour nourrir ma culture. J’ai voyagé aussi avec les poètes et je continue à le faire. Duprey incarne pour moi le combat que mène le poète pour refaçonner le monde, ce monde partagé entre l’ange et le diable. »

PA : « Avec un autre auteur, Velter, vous montrez là aussi votre intérêt pour la vie des auteurs et non pas uniquement pour le texte… »

DDV : « Comme avec les poètes que j’ai choisi, André Velter fait partie de ceux dont j’ai aimé suivre l’intimité et je prends le risque d’aller vers ce poète, de lui tendre la main pour le faire connaître au grand public. Velter a lui aussi connu la décolonisation et il découvre ses émotions face aux événements historiques. »

Lecture du texte

DDV : « Ce texte me fait rappeler cette belle phrase de Salah Stétié : la poésie, c’est la parole de la parole. Le poète est celui qui finalement creuse dans son esprit pour faire naître des mots vivants. »

PA : « C’est aussi faire un usage de ces mots pour le diplomate que vous êtes. »

DDV : « Indéniablement, il y a un art de la poésie : c’est faire jaillir le mot dans son étincelance, sa brillance. La politique passe par le courage de nommer. Dire, c’est prendre le risque d’être habité du souffle, d’être dans le mouvement permanent. Ici, ce sont des poètes qui font référence aux anciens poètes. Il y a donc un choc des anciens mots pour faire naître le nouveau mot. »

PA : « Vous connaissez Saint-John Perse. C’est un de vos prédécesseurs qui a maintenu la tradition de ce lyrisme de la diplomatie française et vous semblez poursuivre cette tradition dans vos missions à travers le monde… »

DDV : « Comme pour Saint-John Perse, la poésie comprend des silences entre les mots. C’est très intéressant, car la vérité des mots apparaît entre les mots, justement lors de ces instants de silence dans la lecture d’un poème. »

PA : « Oui, mais il semble difficile aujourd’hui de trouver cette vérité avec les communiqués du ministère. Ils ont tous ce style froid et technocratique… Passons à Fernando Pessoa, poète lusophone, dont vous aviez retenu ce texte Ode Martiale. »

Lecture du Texte

DDV : « Dans ce poème, Pessoa étreint la réalité face à la fuite de la vie et se raccroche à ses personnages. On retrouve là encore cette quête de l’identité chez le poète. Le nom même de Pessoa signifie en portugais ″personne″. »

PA : « Un autre poète, Gérard de Nerval, disait dans le même sens : ″Je suis un autre″. Un autre homme, au destin tout aussi tragique que celui de Nerval, est Paul Celan. Ce poète de langue allemande vous tient particulièrement à cœur… »

DDV : « Oui, Celan a été marqué par la déportation et il a eu longtemps honte de sa langue, celle de ses bourreaux. Il a souvent réfléchi sur la mort et sur le désespoir de chaque homme. Cette obsession de la mort et celle de la langue ont amené Celan à se rendre en Israël et à rencontrer Heidegger pour qu’il s’explique sur sa complicité avec cette barbarie que fut le nazisme. Il y a aussi cette fuite de la mort chez Celan : la quête de la poésie passe par le poète lui-même. Il se cherche pour donner vie à lui-même. »

PA : « Ecoutons maintenant cet extrait de son unique œuvre La Rose de personne. »

Lecture du texte

PA : « Quelle évocation poignante de cette vie dans les camps de concentration, d’autant plus lorsque le texte est lu avec cette force. »

DDV : « La lecture de Celan prend en effet une toute autre dimension lorsque Denis Lavant a lu le texte. Il a justement fait ressortir du texte ce désespoir omniprésent du poète. On y retrouve le thème de la pierre, celle des camps. Or c’est de la pierre que va renaître l’humain et l’espoir. Cet infime espoir justifie la vie, il justifie la force de hommes à survivre, même dans les environnements les plus inhumains. »

PA : « D’où ce devoir de mémoire, dans lequel contribue le poète. Monsieur de Villepin, vous devez finalement connaître par cœur d’innombrables textes de poésie… »

DDV : « Hélas non, cela vous étonne, mais je n’ai paradoxalement plus la mémoire depuis mon enfance. En effet, on me faisait répéter sans cesse de mémoire ce que j’apprenais et au fil du temps je n’ai plus cette capacité à retenir de tête tout un texte. De ce fait, chaque lecture de poésie est pour moi un nouveau voyage. »

PA : « Est-ce que vous vous souvenez du titre du texte de Garcia Lorca ? (Le ministre lui répond hors micro)… Oui, L’armée des ombres, vous le saviez encore. C’est aussi un poète obsédé par la mort que vous avez choisi ici. »

DDV : « Federico Garcia Lorca exprime cette optique de la mort, mais surtout cette distance dans la poésie que l’on retrouve dans sa propre vie. Lui-même a dû faire un choix fondamental dans sa vie. Tous ces poètes, sans exception, ont dû choisir entre avancer ou reculer face aux défis de la vie. C’est la phrase de Saint-John Perse qui exprime bien ce choix : ″Résister, rester et creuser″. »

PA : « Venons en à Saint-John Perse : vous avez des points communs, outre d’avoir occupé la même fonction de diplomate pour la France… »

DDV : « En effet, il a été un diplomate actif, durant la Deuxième Guerre Mondiale, et sa langue a été sa patrie comme ce fut mon cas : moi durant les voyages de mon enfance, lui durant son exil forcé à Londres.

Lecture du texte

PA : « Ce poème est une véritable ode au désert, vous êtes sensible aux paysages qui vous évoquent le Maghreb… »

DDV : « Oui, ce sont des pays qui me sont chers, en particulier le Maroc. Ce thème de la sécheresse renvoie à la méditation, à la recherche de la vérité pour le poète. J’y trouve à nouveau la fraternité de la quête poétique où chaque poète se purifie vers une vérité et vers laquelle ils se rejoignent tous. La vérité est au seuil du désert
. Le poète a cette volonté de se transformer, de se métamorphoser au contact du désert. La poésie est médiatrice entre soi et le monde, elle établit le chemin vers l’autre, un chemin naturel. D’autres poètes ont évoqué cette vertu de la poésie, même au sein des tensions et conflits entre les hommes, comme le poète palestinien Mahmoud Darwich ou encore le poète Nazim Hikmet. Avec ces hommes, on sent dans leur lecture le poids des choses, le poids des hommes, des peuples, la richesse aussi des cultures comme celle du peuple turc lorsqu’on lit Hikmet. Il y a chez eux le poids de la vie et l’immensité de l’humain. »

PA : « Nous allons, si vous le voulez, revenir au poète Federico Garcia Lorca dont Antonio Machado raconte la fin tragique dans son poème Le Crime. Ce sera la dernière lecture de cette soirée. »

Lecture du texte

PA : « Ce texte relate l’exécution d’un poète qui s’est engagé contre le fascisme. Vous l’aviez dit, chaque poète fait un choix crucial dans sa vie. »

DDV : « Même si le drame hante le poème de Machado, j’y vois encore l’espoir, car si un poète tombe comme ici, un autre le remplace et c’est le cas avec Antonio Machado. Il y a cette fidélité entre les poètes, entre Garcia Lorca et Machado. Ce dernier connaîtra les mêmes souffrances, durant la guerre civile. Un poète porte la mémoire de ses frères. L’histoire de la vie peut être modifiée par un mot, un regard, un clin d’œil. La poésie conserve cet univers de grâce, malgré les cauchemars du 20ème siècle. Au fond, l’humain est préservé dans la poésie, malgré le bourreau. Je crois qu’une mort, que chaque mort mérite d’être apprivoisée. »

PA : « Ce sera le dernier mot de cette discussion. Merci encore à Denis Lavant pour cette très belle diction (applaudissements)… ainsi que vous, Dominique de Villepin (applaudissements). Après cette soirée, vous ferez une séance de dédicace pour votre livre. »

DDV : « Je remercie Denis Lavant qui a su donner une autre dimension aux textes par sa formidable lecture. Merci encore à vous pour cette excellente soirée (applaudissements). »

par OLG

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