Entrée en vigueur le 4 octobre 1958, la Vème République a soufflé hier ses 50 bougies ! Conçue sur mesure à la grande taille du Général de Gaulle, la Constitution de 1958 a traversé contre vents et marées alternances, cohabitations, crises économiques et politiques.
Jean-Louis Debré, président du Conseil Constitutionnel, ancien président de l’Assemblée nationale et fils du « père » de la Constitution, Michel Debré, répond aux questions du journal Le Monde.
Le Monde: Cinquante ans après son avènement, comment se porte la Constitution de 1958 ?
Jean-Louis Debré: Grâce à sa souplesse, elle a résisté aux crises, survécu aux cohabitations et fait mentir ceux qui affirmaient qu’elle avait été faite pour de Gaulle. Il faut bien se replacer dans l’esprit des constituants de l’époque. L’idée n’était pas de favoriser je ne sais quel pouvoir personnel mais de restaurer l’autorité de l’Etat, en mettant un terme aux dérives de la IVe République : des gouvernements faibles, sous la domination permanente d’une Assemblée incapable de conduire une politique mais qui légiférait sur tous les sujets, de la réglementation de la pêche à la ligne dans les rivières au marquage des ovins ; une instabilité gouvernementale chronique ; des coalitions sans cesse perturbées par des crises internes ; un président impuissant parce que privé de toute légitimité.
Mon père était, à l’époque, garde des sceaux. Il a préparé l’avant-projet de loi constitutionnelle. Il était viscéralement attaché au régime parlementaire. Ce qu’il souhaitait, c’était renforcer le gouvernement dans ses rapports avec le Parlement. De son côté, le général de Gaulle voulait un chef de l’Etat fort, « au-dessus des contingences politiques ». Dès l’origine, la double nature de la Constitution était là : parlementaire d’un côté, présidentielle de l’autre. C’est cette dualité qui lui a permis de résister à tous les aléas.
Aujourd’hui, le président décide de tout, le premier ministre n’existe plus et le Parlement a bien du mal à trouver sa place…
Tous les présidents de la République, depuis de Gaulle, ont eu leur interprétation de la Constitution. Mais il ne faut pas enterrer le premier ministre trop vite. Rien ne garantit qu’à l’avenir il y aura adéquation systématique entre la majorité présidentielle et la majorité législative. L’adoption du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, intervenues en 2000, ont sans doute contribué à renforcer le pouvoir présidentiel, comme l’avait déjà fait, en 1962, l’élection du président de la République au suffrage universel. Mais elles n’ont pas changé la nature du régime.
La révision votée en juillet n’est-elle pas de nature à bouleverser l’équilibre des pouvoirs, comme vous sembliez le craindre pendant son élaboration ?
Aujourd’hui, la réforme est votée. Elle est la Constitution de la France. Je n’ai pas à juger les nouvelles dispositions, puisque le Conseil constitutionnel que je préside va être appelé à statuer sur les lois organiques et le nouveau règlement des Assemblées.
Etait-il nécessaire de changer la Constitution pour renforcer le poids du Parlement ?
Pour que le Parlement puisse exercer pleinement ses fonctions, il faut d’abord faire en sorte que les parlementaires soient plus présents à l’Assemblée. C’est difficile. L’absentéisme parlementaire ne date pas d’aujourd’hui. Depuis 1790, il est dénoncé par la plupart des présidents de notre Assemblée. J’ai essayé, lorsque j’exerçais la présidence de l’Assemblée, de faire évoluer la pratique. Je n’ai guère été soutenu. Je n’ai pas été suivi par mes propres amis. Pourtant, c’est une évidence : face à la puissance de l’administration, le Parlement ne peut prétendre exister s’il continue de fonctionner comme aujourd’hui.
Qu’est-ce qui doit changer dans la manière d’exercer le travail de parlementaire ?
Il faut commencer par admettre que la loi ne règle pas tout. Le volume des lois a quadruplé en quarante ans, il a augmenté de 50 % au cours des dix dernières années. Nous assistons à une inflation des amendements : plus de 231 000 ont été déposés lors de la dernière législature contre 50 000 entre 1997 et 2002. Pour une bonne part, cette inflation est due à un détournement du droit d’amendement. Permettez-moi une réflexion que j’avais déjà formulée publiquement quand j’étais président de l’Assemblée. Cette dérive du droit d’amendement est souvent l’expression d’une volonté, pour les uns, de gagner du temps et, pour les autres, de marquer leur différence par rapport au gouvernement.
Vous estimez qu’il y a une forme de détournement de la loi ?
Ce qui est encore plus regrettable, c’est le phénomène de déclin de la loi. Au fil des temps, on a laissé prospérer des dispositions qui ne relèvent pas du domaine de la loi mais du domaine réglementaire. S’est aussi installée une pratique où un ministre, dès lors qu’il n’arrive pas à imposer ses vues à son administration, qu’il ne parvient pas à passer certaines dispositions – parce que c’est long, parce qu’il faut les soumettre au Conseil d’Etat, prendre des avis -, préfère les faire porter par quelques députés ou sénateurs sous forme d’amendements. La voie parlementaire se substitue à la voie administrative. Mais ce n’est pas aux élus de régler les problèmes de l’administration !
A qui la faute ?
J’observe, malheureusement, l’affaiblissement du sentiment de l’intérêt général face aux intérêts particuliers. Malgré les règles qu’avaient imaginées les constituants de 1958 pour y mettre fin, on voit réapparaître des lois de circonstance, des lois déclaratives, des lois bavardes. Quant aux parlementaires, ils sont désormais autant les représentants d’une circonscription, voire d’un canton, que des élus de la nation. L’évolution n’est pas nouvelle mais elle est de plus en plus marquée.
La pression des lobbies n’est-elle pas de plus en plus forte ?
Ils ont toujours existé mais ils sont de mieux en mieux organisés, donc plus influents. Ces lobbies sont aujourd’hui très spécialisés, affûtés techniquement, dotés de services juridiques très compétents.
Leur influence s’exprime de plusieurs façons. D’abord, au niveau de Bruxelles, le haut lieu du lobbying. Comme on retrouve les directives de Bruxelles dans la transcription des lois, on peut dire que le lobbying a déjà imprimé sa marque quand le texte arrive au Parlement. En second lieu, on a le lobbying, presque traditionnel, sur le député ou le sénateur. En troisième lieu, le lobbying qui s’effectue par l’intermédiaire du groupe parlementaire, car les groupes maintenant – cela n’a pas toujours été le cas – s’appuient sur des collaborateurs de qualité et surtout nombreux. Ils bénéficient de moyens financiers importants. Certains représentants de groupes d’intérêt arrivent même à bénéficier de cartes permanentes pour entrer à l’Assemblée et circulent facilement dans les couloirs. Il n’est pas anormal que les parlementaires entendent les représentants d’intérêts particuliers, mais c’est un équilibre à trouver.
Vous avez enfin le lobbying qui s’exerce sur l’administration. Sans oublier l’influence des campagnes de presse : on légifère sous le coup de l’émotion, en fonction d’événements particuliers. La loi n’est plus seulement un instrument juridique, c’est un élément d’une pédagogie politique : un problème, une loi, ou l’annonce d’une loi.
Pourquoi les lobbies sont-ils devenus aussi influents ?
L’importance du lobbying est démultipliée par l’évolution de la taille des lois. Quand certains textes font plus de cent articles, qui règlent autant de cas particuliers, à ce moment-là on ouvre la porte à tous les lobbies, représentant autant d’intérêts. Si on en revient à cette lecture simple de la Constitution, selon laquelle la loi fixe les grands principes, le règlement l’applique, on peut effectivement espérer faire reculer le lobbying.
Va-t-on dans le sens de la « coproduction » réclamée par Jean-François Copé, le président du groupe UMP de l’Assemblée ?
Que faut-il entendre par « coproduction » des lois ? Il ne faut pas l’oublier, la loi est le moyen dont dispose le go
uvernement pour traduire en termes juridiques ses priorités politiques. Le Parlement va-t-il vouloir gouverner à la place du gouvernement ? La majorité va-t-elle imposer « sa » loi au gouvernement ? Attention aux mots ! La caractéristique de la Ve République, c’est que le pouvoir de l’exécutif ne lui est pas délégué par le Parlement. Il dispose d’un pouvoir autonome. Je fais confiance aux hommes pour que les acquis de la Ve République – restauration de l’autorité de l’Etat, de l’autorité gouvernementale, continuité et efficacité – puissent perdurer.
Vous semblez tout de même inquiet. La révision constitutionnelle risque-t-elle d’accroître l’instabilité ?
La Ve République a essayé de faire en sorte que les crises juridiques et les crises politiques coïncident. Souvenons-nous de la IVe République dont les constituants ont voulu faire disparaître les dysfonctionnements. La moyenne de durée du gouvernement n’excédait pas sept mois, et pendant leur courte existence ils étaient traversés par des crises internes. Parfois, en moins d’un an, les principaux ministères changeaient de ministre deux ou trois fois. Il en résultait une crise politique permanente qui ne trouvait pas de traduction juridique et n’entraînait pas l’obligation pour le gouvernement de démissionner.
Le gouvernement a mal soupesé les conséquences de sa réforme ?
La rédaction des lois organiques revêtira une grande importance.
Le Conseil constitutionnel va avoir de nouvelles attributions. C’est un progrès ?
Le Conseil constitutionnel est progressivement devenu une juridiction. L’introduction de l’exception d’inconstitutionnalité est une évolution positive, conforme à ce que l’on connaît dans les pays européens. La possibilité pour chaque justiciable de saisir le Conseil constitutionnel s’il estime que la loi qui lui est opposée n’est pas conforme aux principes républicains va dans le bon sens. Il y a une justice judiciaire, il y a une justice administrative, la justice constitutionnelle prend aujourd’hui toute sa place au service des droits des citoyens.
Source: Le Monde (propos recueillis par Françoise Fressoz et Patrick Roger)