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La chute ou l'Empire de la solitude, par Dominique de Villepin: Fouché et Talleyrand

L’ancien Premier ministre continue d’explorer la destinée napoléonienne. Dans « La chute ou l’Empire de la solitude » (Perrin), Dominique de Villepin mêle -avec son style habituel oscillant entre virtuosité et grandiloquence- récits militaires, portraits d’illustres personnages liés à l’Empereur et réflexion sur le pouvoir.

Toute ressemblance avec des événements et protagonistes actuels…

« Jusqu’alors, la division entre les deux grandes figures du régime, l’aristocrate et le Jacobin, la droite et la gauche bonapartiste, constituait un précieux instrument de pouvoir pour Napoléon. Régnant par cette division qu’il entretenait avec soin, il se sentait en sécurité tant les deux hommes s’épiaient réciproquement, échangeant des mots cruels qui avivaient leur inimitié. Saluant la nomination de Talleyrand à la dignité de vice-grand électeur, le duc d’Otrante avait ainsi commenté : « C’est le seul vice qui lui manquait ». A un proche lui affirmant que Fouché méprisait les hommes, Talleyrand ripostait qu’il n’y avait là rien d’anormal, le ministre de la Police s’étant beaucoup étudié.

Or, à la stupeur générale, les deux compères apparaissent bras dessus, bras dessous dans plusieurs réceptions, l’Empereur absent, au cours de l’hiver 1808. S’ils s’affichent ostensiblement, pense Napoléon à juste titre, ce n’est pas sans s’être assurés de puissants soutiens à tous les échelons de la hiérarchie. Fouché amène dans la corbeille sa puissante police et ses réseaux politiques, Talleyrand l’essentiel des diplomates et sa nombreuse clientèle à la Cour. A eux deux, ils ont la force et l’expérience nécessaires pour faire tomber le régime. Sauf que ces renards ne sont pas des aigles et n’osent pas franchir le Rubicon. (…)

Napoléon ne connaît pas et ne semble même pas soupçonner la trahison d’Erfurt. Mais ce qu’il entend et ce qu’il devine lui suffit à vouloir frapper vite et fort. Plutôt que Fouché, dont il a besoin pour tenir le pays durant la campagne prochaine et qu’il préfère maintenir au ministère durant son absence, il choisit de lancer la foudre contre Talleyrand. D’abord, ce dernier n’est plus ministre, ce qui en fait un poids plus léger à délester. (…)

La scène éclatante du 23 janvier 1809 énumère les griefs accumulés : « Vous êtes un homme sans foi ni loi. Vous trahiriez votre mère », ose Napoléon. Tout y passe : le duc d’Enghien, l’Espagne, même la liaison de la femme de l’évêque apostat avec le duc de San Carlos. Avant de conclure par le fameux : « Vous êtes de la merde dans un bas de soie », raccourci génial qui souillera Talleyrand dans la mémoire collective. Face à l’orage, le grand dignitaire, accoudé à une cheminée, blêmit mais ne répond pas. Decrès, présent comme ministre de la Marine, s’avoue impressionné par « l’apparente insensibilité du patient qui, pendant près d’une demi-heure, endura, sans sourciller, sans répondre une parole, un torrent d’invectives dont il n’y avait peut-être jamais eu d’exemple entre gens de cette sorte et dans un pareil lieu. »

« Dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé », commente sobrement Talleyrand au sortir de la scène avant de regagner son hôtel où il est tout de même victime d’un malaise. Il s’attend à la prison, redoute même l’exécution. Or, à la surprise générale, l’Empereur se contente de lui retirer sa charge de grand chambellan, mais lui conserve un rang prestigieux de grand dignitaire. Erreur mortelle, confessera-t-il à Sainte-Hélène : « J’ai fait une grande faute ; l’ayant conduit au point de mécontentement où il était arrivé, je devais ou l’enfermer, ou le tenir toujours à mes côtés. Il devait être tenté de se venger ; un esprit aussi délié que le sien ne pouvait manquer de reconnaître que les Bourbons s’approchaient, qu’eux seuls pouvaient assurer sa vengeance. » Comme toujours, Napoléon blesse sans briser, laisse la porte ouverte, croit qu’il a gagné en se contentant de faire peur, sauf qu’il ne sait pas se passer des services de son diplomate le plus talentueux, ce qui revient à avouer sa faiblesse. Le résultat est sans appel : chez Talleyrand, la haine remplace la peur et décuple la soif de vengeance. »

Source: La chute ou l’Empire de la solitude, par Dominique de Villepin (éditions Perrin) – Extrait publié dans Le Point

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