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Aimé Césaire, par Dominique de Villepin (2/2)

« Césaire est de ceux qu sentent que l’espérance est violente et qu’il faut partout faire sauter les verrous. Insulaire, il s’ouvre à l’universel. Laissant derrière lui les hyènes porteuses du désespoir et les marais où l’on s’embourbe, il s’élargit aux dimensions du monde. Il veut se doter d’une conscience plus large que la mer.

On aurait tort de croire qu’avec l’arrivée de la guerre la Martinique et l’ensemble des Antilles soient devenus un paradis protégé. Tout était atteint, tout était éteint. La zone caraïbe est une sorte d’Atlantide effondrée. Là aussi c’est bientôt la débacle. La terre semble rompre avec une mer devenue morte et s’en détacher.

Mais Césaire n’est pas de ceux qui se résignent. Son premier livre est un manifeste de la dissidence, nom que les Antillais donnèrent à la résistance au régime de Vichy. Nommé professeur de lettres au lycée Schoelcher, il est à la fois riche d’une expérience douloureuse et mû par un besoin inaltérable d’aller de l’avant. A ses élèves il enseigne la littérature classique et moderne., il communique l’indocilité dans ce qu’elle a de fécond et de positif: l’un deux, Frantz Fanon, futur auteur de Peau noire, masques blancs et des Damnés de la terre, reconnaîtra ce qu’il doit à ce maître exceptionnel.

Emissaire du maréchal Pétain, l’amiral Robert, haut-commissaire de la France aux Antilles et à la Guyane, a instauré un régime voisin de la terreur. C’est une autre brisure, et combien redoutable ! Césaire invite à refuser la tyrannie et la barbarie. Il affirme son identité de résistant dans une formule catégorique: non à l’ombre.

Cette formule, il l’inscrit dans la présentation de la revue Tropiques, fondée avec son épouse Suzanne et un professeur de philosophie, son ami René Ménil. La terre muette et stérile que Césaire évoque dès les premiers mots est sans doute la Caraïbe. L’ombre gagne sur terre. Il faut savoir lutter contre elle avec les armes de la lumière. Ces armes miraculeuses, ce sont les mots.

Les responsables de Tropiques lutteront contre la censure, contre les tracasseries policières, contre le dénigrement. Ces prétendus empoisonneurs d’âme savent qu’ils ne parlent pas le même langage que les autorités vichyssoises. Césaire est de ceux qui ont su entendre l’appel du 18 juin. après le soulèvement de Fort-de-France, la détente se produit en même temps que souffle l’esprit venu du général de Gaulle. Le nouveau gouverneur, Georges-Louis Ponton, est un homme d’ouverture et de bonne volonté, auquel Césaire saura rendre hommage à sa mort. Dans une Martinique où Hitler avait cru pouvoir régner par amiraux interposés, où la population avait tendance à se terrer, Césaire fait entendre la voix de la liberté. André Breton, passant par Fort-de-France sur le chemin de l’exil, salue la magie de la Martinique charmeuse de serpents. Serpents de Gorgone, serpents de Bellone. Le charmeur, le chasseur d’ombres n’est autre pour lui que Césaire. Telle est la grâce du chant, associée à la volonté du refus et à l’aptitude à se transformer. Sa parole, conclut Breton, est belle comme l’oxygène naissant.

Les Caraïbes peuvent apparaître à certains comme une utopie triste, comme le point de rupture des histoires continentales, un lieu qui n’arrive jamais à être tout à fait ni l’Amérique, ni l’Afrique, ni l’Europe. Les Caraïbes – espagnole, anglaise, française – sont en un sens l’ombre d’un monde déchiré, mais en même temps la matrice sombre d’où naît un nouvel espoir.

Chez Césaire, l’homme de la parole se double d’un homme d’action capable d’armer les mots contre la peur. Après une tournée de conférences en Haïti, il met sa plume au service des héros de la révolution abolitionniste, Toussaint Louverture ou le roi Christophe. Il a conscience de la communauté de destin des Antillais francophones et anglophones, de la continuité avec l’Afrique mère, mais aussi du lien avec la France métropolitaine. Pour lui, la défense de la France commence par la défense de la Martinique.

Le voici, lui que ses élèves appelaient le Lézard vert, mentor des jeunesses de gauche, devenu tout à tour maire de Fort-de-France, député de la Martinique à la première Assemblée nationale constituante. Maire, Césaire le restera plus de cinquante-cinq ans, fidèle à ses engagements et à ses racines, soucieux de donner à son peuple une nouvelle naissance. »

Source: Hôtel de l’Insomnie, par Dominique de Villepin (Plon)

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