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Extrait du livre de Bruno Le Maire (3/3): Nicolas Sarkozy, la stratégie du rouleau compresseur

Dans les deux ans qui précèdent la présidentielle, le patron de l’UMP ne laisse personne contrarier son ascension.

27 avril 2005 (Nicolas Sarkozy déjeune avec Dominique de Villepin, alors ministre de l’Intérieur, en présence de leurs deux proches collaborateurs,Claude Guéant et Bruno Le Maire)

« Moi, tout le monde le sait, quoi qu’il arrive, je serai candidat en 2007. Cela fait trente ans, Dominique, trente ans que je me prépare à être président. Je suis prêt. En 2007, ce n’est pas une injure de dire ça, c’est la réalité, Jacques Chirac aura 75 ans. S’il arrive à convaincre les Français qu’il peut encore leur apporter quelque chose jusqu’à 80 ans, alors moi je dis, ce n’est pas seulement en 2007 qu’il faut l’élire, mais aussi en 2012 et jusqu’en 2020! Franchement, Dominique, ce n’est pas sérieux, non? Je vais vous dire ce que je pense pour le président: tout cela finira mal. » Il abaisse les paupières, ralentit le débit de sa voix. « Tout cela finira mal. »

14 juin 2005 (Dominique de Villepin a été nommé Premier ministre. Chaque mardi, petit déjeuner de la majorité)

Ce matin, Nicolas Sarkozy ne se donne pas le mal de dissimuler son impatience. Il joue avec deux petites cuillères qu’il frotte l’une contre l’autre, écoute distraitement les remarques du Premier ministre, placé en face de lui, légèrement décalé. Au bout de dix minutes, il avance le bras à travers la table et prend la parole: « Ce qu’il faut bien voir, Dominique, c’est que la baisse du chômage, ça ne suffira pas aux Français. Ils vous sauront gré d’avoir voulu le faire baisser et, si vous y arrivez, ils vous sauront gré de l’avoir fait, mais ça ne suffira pas. Il faut leur raconter une histoire, aux Français. Qu’est-ce que vous allez leur raconter, comme histoire, en juillet, en août, en septembre, l’année prochaine? »

26 août 2005 (Le Premier ministre et son ministre de l’Intérieur ont pris l’habitude de déjeuner régulièrement ensemble, avec leurs deux conseillers. Dominique de Villepin suggère d’aller dans le jardin)

« Je vous assure que ça va se lever, Nicolas. » Nicolas Sarkozy s’appuie sur l’épaule du Premier ministre: « Ah, mais il y a intérêt! Sinon on vire le type de l’office qui vous a dit que c’était possible! Et le directeur de Météo-France par la même occasion! » Il éclate de rire, un rire bref, communicatif, que je n’ai jamais vu se transformer vraiment en fou rire, plutôt une libération naturelle et brutale, comme un éternuement. (…)

De fil en aiguille, conscient qu’aucun des sujets de la conférence de presse n’intéresse vraiment son interlocuteur, même s’il tient à lui en parler, le Premier ministre en vient à 2007. Nicolas Sarkozy se redresse sur sa chaise: « Ne vous y trompez pas, Dominique, la présidentielle, j’irai. Quoi qu’il arrive, j’irai. Je sais que c’est l’Everest par la face nord, mais j’irai. Je ne renoncerai jamais. Personne ne m’arrêtera. » Il s’essuie la bouche avec sa serviette. « Alors j’aurai en face de moi Durand et Tartenelle. » Il repose sa serviette, esquisse un sourire, allonge le bras en direction de Dominique de Villepin. « Ou vous. » Il ramène son bras en arrière. « Ou je ne sais qui d’autre: peut-être Raffarin, peut-être Juppé, parce qu’ils y pensent tous, il ne faut pas croire, et même Juppé, je ne dis pas du jour où il rentrera en France, mais de la seconde, il y pensera – mais, je vous dis, j’irai de toute façon. » Inclinant la tête vers la nappe blanche, il ajoute lentement, en appuyant sur chaque mot et sur le ton de la confidence: « Je ne sais pas, d’ailleurs, pourquoi je suis aussi décidé, c’est un peu fou, c’est ma force. »

31 janvier 2006 (Au cours d’un déjeuner à Matignon, Nicolas Sarkozy s’enflamme)

« Moi, je crois que ça déconne complètement. Je préférais quand le président ne s’occupait de rien. Maintenant, il s’occupe de tout. Et c’est des conneries! Le discours sur le nucléaire, moi je veux rien dire, bien sûr, mais c’est n’importe quoi! Alors maintenant on va aller bombarder Ben Laden avec la bombe? On va tuer 300 000 personnes dans un Etat juste parce que c’est un Etat terroriste? Mais ça tient pas la route! » Lui qui, d’ordinaire, mange avec parcimonie, il se ressert, il dévore, il se concentre un instant sur la nourriture. Il voit les faiblesses du président. Il les mesure. Il peut faire mieux que lui, voilà la réalité, tout le confirme dans ce sentiment. Il a d’autres idées, d’autres projets, qui sont meilleurs, ou plus adaptés au temps présent. « C’est comme pour les institutions. Tout ça, c’est complètement dépassé! On ne peut pas avoir le président arbitre et le Premier ministre qui fait tout! Il faut que le président soit responsable. Moi, je vous dis, on a intérêt à s’occuper de ces questions. On a intérêt à montrer qu’on est prêt au changement. » (…)

« Même avec vos bons chiffres du chômage, Dominique, ça suffira pas, je veux pas être désagréable, hein? mais ça suffira pas. Regardez Jospin: une équipe de ministres excellente, des résultats. Bon, je suis pas jospiniste, mais quand même, tout ça, et même pas qualifié au second tour, même pas! » (…) « Donc je le dis: soit on propose un vrai changement, soit on sera, je dis pas vidés, mais balayés, Dominique, on sera balayés. Moi, j’ai des idées. Sur la justice, sur la défense, sur l’école: sur tout ça, il faut que ça bouge. »

9 mai 2006 (Petit déjeuner de la majorité à Matignon.Nicolas Sarkozy intervient)

Il repose le petit pot de confiture, repousse sa tasse devant lui, il croise le regard de Dominique de Villepin. « Moi, je sais pas, la seule chose que je dis, c’est qu’il faut faire de la politique. Et pour faire de la politique, il faut cliver. On a le texte sur l’immigration: je dis pas qu’il est parfait, mais au moins on clive, les socialistes sont mal à l’aise. Et puis on a la prévention de la délinquance: je dis pas que c’est bien ou pas, la prévention de la délinquance, je dis que les Français attendent ça, ils veulent qu’on soit ferme, et ils voient que les socialistes sont mal à l’aise. Alors qu’est-ce qu’on attend? C’est que du bonheur, ça! »

13 juin 2006 (En présence de Bruno Le Maire et de Claude Guéant, Dominique de Villepin reçoit à déjeuner Nicolas Sarkozy, qui fait le point sur la situation politique)

« Le Pen, en ce moment, il engrange. Il engrange un maximum. Moi, je dis jamais du mal des électeurs de Le Pen, jamais. Les électeurs de Le Pen, je dis toujours que c’est des victimes. Des victimes de quoi? J’en sais rien. Mais c’est des victimes. Pour nous, l’élection de 2007 se jouera sur les électeurs de Le Pen. On les prend, on gagne. On les prend pas, on perd. » Nous nous installons à table au fond du jardin. Nicolas Sarkozy poursuit avec un enthousiasme juvénile, il ne cache rien à un homme qu’il ne craint plus comme par le passé, il teste, il lance ses idées. « Moi, j’ai mon gouvernement. 15 personnes, pas plus. Je reprends Juppé, je donne une fonction à Balladur, je veux des personnes expérimentées, pas des jeunes, les jeunes, ils attendront. Et même des personnes de gauche: Valls, Bockel, Védrine, pourquoi je me priverais de leur compétence? Chirac, il croit qu’on fait une politique neuve avec des jeunes; moi, je crois qu’on fait une politique neuve avec des anciens. La rénovation, d’accord, mais, la rénovation, il faut pas être con, il y a une seule personne qui peut la porter. La rénovation, c’est moi. »

31 juillet 2006 (Nouveau déjeuner entre les quatre hommes. Nicolas Sarkozy prend la parole)

« Maintenant, je vais être clair: quoi qu’il arrive, j’irai. Ce n’est pas intellectuel, c’est instinctif, c’est animal, c’est quelque chose d’animal, j’irai. Je porte ça en moi, je ne peux pas le dire autrement. » (…)

19 septembre 2006 (Après le petit déjeuner de la majorité, Dominique de Villepin entraîne dans son bureau Nicolas Sarkozy, qui est en col
ère)

« Moi, je vous le dis, Dominique, si on me torpille dans mon camp, ça se passera mal. J’ai bien vu le président. J’ai vu. Pareil pour vous, d’ailleurs. Il ne vous a pas cité une seule fois. Il vous ignore. Moi, il cherche qu’une chose, que je m’énerve. » Il regarde fixement devant lui. « Je vais vous dire, je m’en passerais bien, de tout ça. Les attaques personnelles, moi je m’en fous, mais pour les enfants, pour la famille, c’est dur. Et les dîners à 1 000 euros le couvert, vous croyez que j’en ai pas marre? A faire la pute pour ramasser de l’argent. Tous ces cons! » Il se tait. Il continue de regarder fixement quelque chose sur la table basse devant lui, un livre, un objet d’art, le cendrier, un verre. A plusieurs reprises, il a dit que Céline était son auteur favori, parfois, du fond de son abattement, il en a les accents, qui lui donnent une humanité brutale et désenchantée.

23 novembre 2006 (Encore un déjeuner à quatre – une semaine avant que le président de l’UMP officialise sa candidature)

Nicolas Sarkozy recule dans son siège, le dossier grince. « Bon, laissons tomber. Simplement, arrêtons de tourner autour du pot, Dominique: est-ce que vous serez candidat? – Ce n’est pas la question, Nicolas. – J’ai peur que si. – Moi, je n’ai qu’une ambition, c’est de bien faire mon travail de Premier ministre. » Nicolas Sarkozy insiste, il n’a pas la réponse qu’il attend, lui qui parle sans détour ne peut pas se satisfaire de ces subtilités, il prend un autre angle, comme un judoka change de prise pour déstabiliser son adversaire et le renverser. « Je vais vous dire, Dominique, je n’en crois pas un mot. Mais je veux ajouter autre chose, écoutez-moi bien: il n’y a pas de place en dehors de l’UMP. Si vous vous présentez en dehors de l’UMP, vous vous ramasserez méchamment, et personne ne comprendra votre choix. » (…) « Bien sûr, vous avez toute votre place dans le processus de l’UMP. D’ailleurs, c’est ce que j’aurais voulu: un mano a mano. Seul avec vous. – Ecoutez, Nicolas, non, franchement, je préfère rester en dehors de ce processus, faites-vous désigner, et à partir du 14 janvier on verra ce que je peux faire, pas avant. Je vous le dis en toute amitié. » Nicolas Sarkozy écarquille les yeux. « Dominique! Ce n’est pas ce que j’appelle de l’amitié! Vous ne pouvez pas rester là dans votre coin jusqu’au 14 janvier et dire: « Je verrai ensuite. » On n’est pas dans un western! Avec vous dans le rôle du vautour, perché sur un arbre à attendre que je me plante! » Il balance la tête, lentement, son épaule gauche amorce un mouvement de rotation, il baisse le menton, il réfléchit un instant, il murmure, avec des accents sourds et syncopés de jazz. « Je suis seul. Je me suis fait seul. Je resterai seul, je serai seul dans cette bataille. Tous les autres, disparus. Même le président. Il croit me connaître, le président. Mais je le connais encore mieux. Il ne m’aura pas. Fini, le président, je suis libre. Je suis seul et libre. » Il plie sa serviette. Il s’essuie la bouche. « J’ai besoin de vous, Dominique. »

18 janvier 2007 (Nouveau déjeuner entre les quatre hommes)

Nicolas Sarkozy recule sa chaise, croise les jambes, pose une main sur son genou, avance l’autre. « Moi, j’ai fait du Mitterrand. J’ai bétonné à droite, maintenant, je me recentre. Mais j’ai vraiment bétonné. Il n’y a qu’à voir mon socle électoral, c’est du solide. Tout ça, c’est ancien. C’est comme lorsque je cognais sur le président: je pouvais cogner il y a quatre ans, aujourd’hui, je peux plus. Mais c’était bien de le faire il y a quatre ans, c’était ma liberté. » (…) « Moi, j’ai dit: il y a une crise morale en France et cette crise, c’est la crise du travail. Bon, je prétends pas que c’est génial, mais c’est un point de départ. Il y a autre chose: la France, c’est pas fini. C’est un thème qui marche bien aussi. Je l’ai vu à Charleville-Mézières, un beau déplacement. Lorsqu’on dit aux gens qui sont là-bas: la fonderie, l’industrie, Charleville-Mézières, c’est pas fini, ils accrochent, je vous garantis qu’ils accrochent, Dominique! – Il y a Rimbaud, aussi. – Rimbaud? – A Charleville- Mézières. – Oui, après, évidemment, Dominique, il faut voir si on fait de la poésie ou de la politique. »

13 février 2007 (Nicolas Sarkozy intervient pendant le petit déjeuner de la majorité)

« Il faut aborder tous les sujets. Prenez les transsexuels. » Christian Poncelet, grave, muet, les mains croisées devant lui, hausse un sourcil, lève un doigt interrogateur. « Les? – Les transsexuels. Dimanche soir, je suis allé aux Bains-Douches: pour tout vous dire, c’était la première fois, j’ai pas trop l’habitude. En descendant l’escalier, je tombe sur une femme, je lui dis: « Bonjour, madame!  » Elle me répond: « Pas madame! Monsieur!  » Bon, on peut toujours considérer que c’est pas important, mais on a tort, il faut tout voir, tout écouter. » (…) « Vous avez vu Arlette Chabot? Avec Le Pen? Elle lui dit: « On ne vous a jamais dit que, jeune, vous ressembliez à Gabin?  » A Gabin! Elle dit: « A Gabin!  » Et moi, elle pourrait pas dire que je ressemble à Tom Cruise? » Tout le monde éclate de rire.

24 avril 2007 (Dernier déjeuner des quatre hommes, au surlendemain du premier tour de la présidentielle. Nicolas Sarkozy parle)

« Pour le premier tour, ma stratégie était la bonne. Tout le monde a voulu me convaincre du contraire, Dominique, tout le monde, mais c’était la bonne stratégie. » Il plisse les yeux, sort des lunettes d’aviateur de la poche extérieure de sa veste, avant de les chausser il essuie les verres miroitants, gris mercure. Dominique de Villepin le regarde, sourit vaguement. « Ah! Voilà Tom Cruise! – Le Tom Cruise du pauvre, Dominique, le Tom Cruise du pauvre! » Ils poursuivent sur le deuxième tour, Nicolas Sarkozy retire ses lunettes, découvrant un regard clair qui ne trahit rien, que sa détermination à aller au bout de son projet avec une méticulosité, un acharnement et une conviction, dont aucun autre que lui ne serait capable. « Je vais y arriver. Après, je sais pas. Durer, ça ne m’intéresse pas, c’est faire qui m’intéresse. »

Source: Des hommes d’Etat, par Bruno Le Maire (Editions Grasset) – extraits cités dans L’Express

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