Il va mieux. Il a recommencé à voyager et à recevoir de nombreux visiteurs dans les bureaux mis à sa disposition par la République, rue de Lille, à deux pas de l’Assemblée nationale. On l’a vu à des premières de théâtre, deux ou trois fois dans des bistrots. Silhouette à peine voûtée et masque de jovialité porté comme un bouclier.
A ceux qui cherchent à s’enquérir de ses états d’âme, Jacques Chirac continue de servir un flot de banalités rassurantes et de gestes amicaux. Mais il sait bien que chaque interlocuteur, chaque ami, cherche d’abord à savoir comment se porte la bête.
Valéry Giscard d’Estaing a réclamé tout l’été des détails sur la santé de son plus ancien adversaire. Depuis que Jacques Chirac a quitté l’Elysée, ils sont deux à pouvoir témoigner de la cruauté du rôle d’ »ex ». Giscard s’est donc préparé à son arrivée, le 15 novembre, au Conseil constitutionnel.
Il ne lui a pas échappé qu’en juillet, lors de sa première visite de courtoisie aux « sages », le nouveau retraité de l’Elysée, qui fêtera le 29 novembre ses 75 ans, paraissait hésitant, inquiet, perdu. Giscard, à 81 ans, est son aîné. Mais il n’a pas dételé. Et chacun s’attend à ce que VGE engage sa dernière bataille, celle du brio, « afin de démontrer, soupire l’un des membres, qu’il est le mieux conservé ».
Cela importe-t-il encore à Chirac ? Cela importe à ses proches, en tout cas. Il y a quelques jours, lorsqu’il est parti passer la Toussaint à Merano, au nord de l’Italie, dans un palace des Dolomites réputé pour son spa et sa cuisine diététique, ses conseillers ont bondi : « Surtout, pas de cure d’amincissement ! » Bertrand Landrieu, qui fut son directeur de cabinet et l’a suivi dans sa retraite, reconnaît pudiquement : « En juin, il était maigrichon. »
« LE PASSÉ M’EMMERDE »
L’été a été rude. Pendant des mois, Claude Chirac avait redouté ce moment pour son père. « Il trouvera largement de quoi s’occuper, c’est un homme qui a énormément de centres d’intérêt », disait-elle, bravache. Avant d’ajouter, la gorge serrée : « Si Dieu lui prête vie. »
L’homme d’affaires François Pinault a tout de suite vu les signes annonciateurs d’une dépression. L’ami du président a donc convié, au mois d’août et pour quinze jours, « Jacques et Bernadette », dans sa jolie maison de la chapelle Sainte-Anne, qui offre une vue imprenable sur la baie de Saint-Tropez.
Jacques Chirac n’était jamais allé chez Senequier, le café mythique des Tropéziens ? On alla y prendre un verre. Il s’inquiétait d’être moins populaire ? On lui offrit des bains de foule sur le port. A Paris, le téléphone sonnait moins ? On organisa des dîners entre « voisins » de villégiature – le financier Marc Ladreit de Lacharrière, la comédienne Candice Patou, l’éditeur Olivier Orban et sa femme, Christine, la grande prêtresse de la communication, Anne Méaux, le président du Sénat, Christian Poncelet, et quelques maires du cru, vieux « copains » du chiraquisme. Ils y virent un président emmuré dans un bavardage anodin.
Car Chirac se refuse à parler de lui-même. Son éditrice de toujours, Nicole Lattès, a bien obtenu, à la fin du mois d’octobre, un engagement pour un livre. Elle souhaiterait des Mémoires. Lui évoque un essai sur le dialogue des cultures et réclame des notes à son ancien secrétaire général, Frédéric Salat-Baroux. « Je ne le vois pas livrer ses souvenirs. Il faut avoir beaucoup de mémoire ou beaucoup de documents », glisse son vieux conseiller, Maurice Ulrich.
D’ailleurs, Chirac renvoie généralement tous ceux qui sollicitent ne serait-ce que des souvenirs, d’une phrase, presque toujours la même : « Le passé m’emmerde. » Pierre Péan, auteur d’un livre personnel avec Chirac, revoit l’ancien président. Ils évoquent l’Afrique, la Chine. Presque jamais l’actualité et moins encore la politique intérieure.
De Nicolas Sarkozy, surtout, Jacques Chirac s’attache à ne pas dire le moindre mot : « Sarkozy a été largement élu et je respecte les institutions. Quel sens cela aurait-il que de commenter l’action de mon successeur ? » lâche-t-il à ceux qui l’interrogent. Les deux hommes se sont vus lors des enterrements de Claude Pompidou, de Pierre Messmer, au Musée Guimet et surtout en tête à tête le 17 septembre.
Chirac, qui a refusé de témoigner dans l’affaire Clearstream, n’a fait qu’une remarque à l’issue de leur entretien : « Décidément, on ne peut pas lui parler de Villepin sans qu’il s’énerve… » Pour le reste, il esquive.
« DEPUIS QUAND SALUEZ-VOUS LES MORTES ? »
Certes, il a montré devant des amis son indignation lors du voyage de Bernard Kouchner en Irak, le 19 août – qu’il a vu comme une concession à la politique américaine. Il ne se prive guère de critiquer le nouveau ministre des affaires étrangères, qui fut pourtant son chouchou pendant sa cohabitation avec la gauche plurielle. Mais il a lu sans commentaires le discours de Nicolas Sarkozy devant le Congrès américain.
Sa résistance prend, comme toujours, des formes détournées. Le 19 septembre, il a remis à Jean-Louis Beffa, président du conseil d’administration de Saint-Gobain, les insignes de grand officier de la Légion d’honneur, devant tout le CAC40 et quelques ministres, le remerciant d’avoir pensé et monté l’Agence de l’innovation industrielle, que les conseillers de Nicolas Sarkozy s’appliquent à démanteler.
Bernadette Chirac, elle, ne se prive pas de fustiger ceux qui se sont détournés de son mari. Le 16 octobre, lors de l’inauguration de l’exposition Giacometti, au Centre Pompidou, elle a accueilli Bernard Arnault, patron de LVMH et sponsor de l’exposition, d’un réfrigérant : « Depuis quand saluez-vous les mortes ? »
Jean-Jacques Aillagon, qui dirige le château de Versailles depuis juin, en a pris lui aussi pour son grade. L’épouse de l’ancien chef de l’Etat n’apprécie guère qu’il ne l’ait jamais conviée aux spectacles d’art contemporain et aux concerts qui font de Versailles un lieu mondain couru : « Un homme que mon mari a fait ministre, dont il a fait toute la carrière, se conduire de cette façon… »
Bernadette Chirac ironise volontiers sur la « bougeotte » du nouveau président de la République, mais elle a fini par se ranger aux demandes répétées de son mari de ne pas juger publiquement l’action de son successeur.
Nicolas Sarkozy n’en soupçonne pas moins le président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, chiraquien de toujours, de vouloir faire de l’arrivée de Jacques Chirac parmi les sages – le jour même de l’examen de la fameuse loi sur l’immigration et de son amendement sur le test ADN – le premier élément d’un pôle d’opposition.
Le président n’a pas apprécié que Jacques Chirac se rende par deux fois en Russie, à l’invitation personnelle de Vladimir Poutine. Le 23 septembre, le président russe avait envoyé son avion pour aller chercher l’ancien chef de l’Etat français et l’emmener à Sotchi, ville ensoleillée des bords de la mer Noire.
Mais c’est surtout la seconde visite qui a déplu à l’Elysée. Nicolas Sarkozy était à peine rentré d’un voyage officiel à Moscou, le 10 octobre, où il avait entretenu des relations tendues avec Poutine, que Jacques Chirac s’y est rendu à son tour… En invité personnel du président russe qui fêtait son anniversaire, en compagnie également de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder et de l’ancien président du conseil italien Silvio Berlusconi.
Jacques Chirac s’est pourtant appliqué à se trouver un nouveau rôle qui ne gêne pas son successeur. « Change de vie, arrête de voir des parlementaires ! » lui a d’ailleurs conseillé son ami Henri Lachmann, président de Schneider. « Pour le plaisir », l’ancien président est tout de même revenu humer les couloirs de l’Assemblée nationale, où il n’avait pas remis les pieds depuis douze ans.
« PRÉVOIR QUELQUES ÉLÉMENTS DE LANGAGE POUR RÉPONDRE AUX EMMERDEURS »
Il continue de voir ses quelques fidèles, répond à un abondant courrier. Le 7 novembre, c’est lui qui a pris l’initiative d’écrire à la veuve du préfet Erignac avant l’ouverture du procès d’Yvan Colonna, soupçonné d’avoir assassiné son mari. Un petit mot d’amitié et de soutien au moment de cette « épreuve ».
Chirac a refusé jusque-là les nombreuses demandes de conférence, notamment sur l’Irak, la politique arabe de la France ou l’Europe, que lui réclament bon nombre d’universités étrangères. Mais sa propre
fondation pour le développement durable et le dialogue des cultures devrait voir le jour au début de l’année 2008, dotée d’un conseil d’administration prestigieux dont il a reçu à Paris chacun des futurs membres – le chanteur africain Youssou N’Dour, l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, le Prix Nobel de la paix guatémaltèque Rigoberta Menchu, l’ex-président sénégalais Abdou Diouf, l’historien polonais Bronislaw Geremek, l’ancien président brésilien Fernando Henrique Cardoso, le Prix Nobel de la paix bangladais Muhammad Yunus.
Au nom de sa fondation, il se rendra à la mi-décembre en Mauritanie, au Sénégal et au Mali, afin de lancer plusieurs projets sur l’accès à l’eau, aux médicaments, à l’éducation.
Le couple Chirac occupe toujours le vaste appartement du Quai Voltaire prêté par la famille Hariri. « Il n’a pas de patrimoine », plaide un ami, semblant oublier le château corrézien de Bity. Sa fille Claude, elle, va rejoindre François-Henri Pinault pour assurer sa communication.
La situation judiciaire de Jacques Chirac reste pourtant sa seule incertitude. Déjà entendu par un juge le 19 juillet, il pourrait être mis en examen par la juge Xavière Simeoni, chargée du dossier sur les emplois de la Mairie de Paris. Ses collaborateurs font mine de ne pas s’en inquiéter.
Son directeur de cabinet, Bertrand Landrieu, élude : « Mon sentiment est que les gens vont dire Mais comment, ça recommence ! Il a déjà vu un juge au mois de juillet. » Avant de se retourner vers l’attachée de presse de Jacques Chirac : « Bénédicte, il faudra quand même prévoir quelques éléments de langage pour répondre aux emmerdeurs… » Comme si l’ancien président ne pouvait jamais s’en débarrasser.
Source: Raphaëlle Bacqué et Béatrice Gurrey (Le Monde)