Dominique de Villepin dresse un portrait de Charles de Gaulle dans le hors-série du « Monde » consacré à la vie et à l’oeuvre du général à paraître ce week-end. En voici l’introduction.
De Gaulle se range désormais parmi les biens nationaux, grand homme revendiqué et reconnu d’un bout à l’autre du spectre politique, au prix d’images souvent floues, parfois contradictoires. Un nom de rue, de place ou d’avenue qui suffit à unir le territoire depuis le moindre village jusqu’aux grandes villes ; une statuaire commode et à vrai dire trop consensuelle pour être de bon aloi.
Quarante ans après sa mort, soixante-dix ans après l’appel qui le fit entrer pour la première fois dans l’histoire de France, que voulons-nous connaître de Charles de Gaulle ? Cette silhouette immense de granit sombre, à la Rodin, qui brave les vents irlandais, infiniment seule, le visage marqué par l’Histoire. Les tournées pleines de bonhomie à la rencontre des Français, à partir de la fondation du RPF. Le père de la nation au verbe incisif et plein d’humour des allocutions présidentielles.
Il n’a pas basculé dans le mythe après coup. Il y est entré tel quel. Il a toujours eu, en fait, partie liée au monde des chimères. C’est en tout cas le témoignage de François Mauriac : « Un personnage, j’en avais inventé beaucoup, mais le croirait-on, je n’en avais jamais vu, ce qui s’appelle vu. Et celui-là qui se tenait enfin sous mon regard, à la fois mythique et de chair et d’os, shakespearien et contemporain, à la fois en pleine vie, en pleine Histoire et en pleine littérature, je serais tout à mon aise, aux premières loges, pour le suivre de près… »
Il faut donc faire effort pour se libérer des images d’Epinal, ce Charles de Gaulle avec la patine du temps, ripoliné en icône nationale, et pour retrouver l’homme, sa personne, la trajectoire et le milieu qui l’ont formé. L’homme savait être cassant, orgueilleux, arrogant même. Un homme tout d’une pièce, à l’image d’un milieu et d’une époque, la bourgeoisie catholique, parisienne mais d’attaches lilloises, aux idées sociales et politiques en porte-à-faux avec celles de leur temps, volontiers monarchistes, proches de Maurras. Un homme simple. Suivant son expression même, « Il y a le pauvre homme de Gaulle. Et puis il y a le de Gaulle dont on attend l’Histoire. » La statue du commandeur et l’homme en famille, attentionné et soucieux de perpétuer un certain mode de vie, discret sur les grandes douleurs, sur la souffrance de la mort de sa fille Anne en 1948. Cette moralité austère qui apparaît à beaucoup d’un autre âge, avec l’horreur du népotisme, des tentations de l’argent ou des risques du conflit d’intérêt. On connaît les histoires exemplaires de l’extrême économie d’Yvonne de Gaulle à l’Elysée, de son souci de payer ses communications téléphoniques personnelles ou le goûter des petits-enfants. Un homme au caractère difficile, un homme « impossible », comme on dit volontiers au temps de Montherlant. Les témoignages de ceux qui le pratiquèrent s’accordent tous sur ces points, ceux qui l’estiment – Churchill ou Mauriac – comme ceux qui lui restent rétifs – Roosevelt, Alexis Léger, Léon Blum – et, au fond, lui-même ne dit pas autre chose dans sa conception d’un « homme de caractère ». Il est habité par son destin, depuis l’enfance à l’en croire. Longtemps, ce destin le dépasse et cette cotte mal taillée l’expose au ridicule des donquichottes. Jusqu’à ce que l’Histoire rattrape son retard sur le destin.
Mais il ne faut pas s’y tromper, l’énigme ce n’est pas, comme chez beaucoup de grands hommes de notre histoire, le hiatus entre la faiblesse de l’homme et la grandeur de l’œuvre. C’est bien plutôt la confusion de toujours – ou la fusion simplement – avant même qu’il n’entre sur la scène de l’Histoire, entre la France et lui, entre le destin collectif et le destin individuel, au risque parfois de la solitude et de l’incompréhension, en juin 1940, lors de la traversée du désert après 1947 ou en Irlande à la veille de sa mort. Dans la phrase célèbre qui ouvre les Mémoires de Guerre, « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France », peut-être faut-il porter plus d’attention à ce « toute ma vie ».
Charles de Gaulle, dans la mythologie qu’il s’est lui-même façonnée, a un double corps, pour reprendre la fameuse thèse qu’Ernst Kantorowicz appliquait à la monarchie de droit divin : le corps mystique de la nation qui justifie l’apparat des ors de la République, l’attention aux protocoles et l’insistance sur sa dimension historique, et le corps humble de l’homme privé. Entre ces deux corps, de Gaulle a toujours dressé un mur symbolique. L’homme privé et l’homme public ne maintiennent cette dualité qu’en se séparant ostensiblement, montrant ainsi à tous les yeux comment l’incarnation républicaine distingue radicalement l’intérêt public de l’intérêt général. Les deux corps sont l’objet des funérailles le 12 novembre 1970, l’un à Notre-Dame – corps public absent, car permanent, représenté par son successeur, recevant l’hommage du peuple, de l’Etat et du monde – l’autre à Colombey – corps privé inhumé dans une cérémonie dépouillée, sans même une allusion à ses fonctions présidentielles.
Un homme qui est deux en un et, par cela même, un seul en lieu et place de tous. Une surface de projection pour le destin national, une butte-témoin du changement des temps.
Certes, sa façon de voir le monde politique, d’estimer son propre rôle n’est pas sans avoir d’échos dans l’histoire de France. Il y a chez de Gaulle du général Bonaparte, du général Boulanger aussi ; des allures de pronunciamiento, une démarche de salut public, une poursuite de songes politiques. C’est sans doute ce qui permet de le mépriser comme déserteur en 1940, de le craindre comme fomenteur d’un « coup d’Etat permanent » en 1958. Mais il y a en même temps un rejet instinctif de l’aventure et de tout ce qui se mue en instabilité chez un peuple français voué aux querelles et aux divisions.
C’est un Bonaparte teinté de désespérance, nourri de pessimisme philosophique, tourné vers la contemplation d’un passé qui se délite. La mélancolie et l’action réunies. En ce sens, il épousait bien l’esprit du temps, conformément à ce que Hegel disait des grands hommes, l’esprit d’une nation qui sait que l’apogée de sa grandeur est derrière elle, mais que renoncer à être grande, c’est pour elle renoncer à être.
A bien des égards, Charles de Gaulle apparaît donc comme un égaré. Un militaire égaré en politique, un homme du XIXe siècle égaré dans le XXe de la société de consommation et des idéologies. Peut-être est-il l’incarnation d’un âge héroïque égaré dans l’âge prosaïque des mass-médias. De ces décalages naissent les ambivalences de son action, qui forgeront la marque qu’il imprime. Un homme tout d’une pièce, mais qui compose avec ce qui existe. Et c’est ainsi de cette capacité à dépasser les contradictions que naîtront toutes ses grandes intuitions. Pour préserver l’essentiel, il est prêt, quand c’est nécessaire, à sacrifier les apparences ou l’intérêt immédiat.
Tout portait cet homme d’ordre, de hiérarchie et d’autorité militaire à suivre la trajectoire de nombreux officiers, partisans de Vichy par mépris de la IIIe République comme par fidélité à l’armée. Et pourtant, pour sauver l’honneur de la France, mais aussi de l’armée, il fait le choix de l’insubordination et de l’aventure de Londres.
Tout portait cet homme, anti-communiste farouche, bourgeois méfiant des foules ouvrières, à épouser les intérêts de sa classe. Et pourtant, il jette les bases entre 1944 et 1946, avec les communistes issus de la Résistance, avec le MRP, avec la SFIO, d’une République démocratique et sociale qui accomplissait pour l’essentiel les promesses de « la Sociale ».
Tout portait l’homme de l’Empire, l’ancien commandant stationné au Liban de 1929 à 1931, l’orateur de Brazzaville en 1944, à défendre coûte que coûte l’Algérie française, pour laquelle il semble revenu au pouvoir en 1958. Pourtant, c’est lui qui trouve la voie d’une paix acceptable, massivement acceptée par le peuple da
ns le référendum de 1962.
Toujours en somme, de Gaulle trahit ce qu’on croit qu’il devrait être, au nom de la fidélité à ce qu’il est.
Source: Dominique de Villepin
Lire la suite de ce texte dans le hors-série du Monde intitulé « Charles de Gaulle, une certaine idée de la France », disponible en kiosque du 4 novembre 2010 au 4 janvier 2011 (122 pages, 6,50 euros).