Ce discours laissait bien sûr présager de ce que seraient ses réactions deux ans plus tard, lorsque les Etats-Unis, ignorant superbement le refus des Nations Unies de les mandater au titre de la sécurité collective, envahiraient l’Irak. La position courageuse qu’il fera prendre à notre pays, notamment avec l’Allemagne et la Russie, mais aussi avec le Pape, permettra de témoigner en faveur d’une vision du monde qui n’oppose pas entre elles les civilisations, ne postule pas l’inéluctabilité du conflit entre islam et occident chrétien, refuse de tenir pour acquis l’antagonisme entre pays riches et pays pauvres.
Même inspiration quand Jacques Chirac, en inaugurant le Musée du Quai Branly, son musée, voudra rendre « l’hommage qui leur est dû à des peuples auxquels, au fil des âges, l’histoire a trop souvent fait violence. Peuples brutalisés, exterminés par des conquérants avides et brutaux. Peuples humiliés et méprisés, auxquels on allait jusqu’à dénier qu’ils eussent une histoire. Peuples aujourd’hui encore souvent marginalisés, fragilisés, menacés par l’avancée inexorable de la modernité. Peuples qui veulent néanmoins voir leur dignité restaurée et reconnue. Au coeur de notre démarche, il y a le refus de l’ethnocentrisme, de cette prétention déraisonnable et inacceptable de l’Occident à porter, en lui seul, le destin de l’humanité. Il y a le rejet de ce faux évolutionnisme qui prétend que certains peuples seraient comme figés à un stade antérieur de l’évolution humaine, que leurs cultures dites « primitives » ne vaudraient que comme objets d’étude pour l’ethnologue ou, au mieux, sources d’inspiration pour l’artiste occidental.
« Ce sont là des préjugés absurdes et choquants. Ils doivent être combattus. Car il n’existe pas plus de hiérarchie entre les arts et les cultures qu’il n’existe de hiérarchie entre les peuples. C’est d’abord cette conviction, celle de l’égale dignité des cultures du monde, qui fonde le musée du quai Branly.
« Mais il est beaucoup plus qu’un musée. En multipliant les points de vue, il ambitionne de restituer, dans toute leur profondeur et leur complexité, les arts et les civilisations de tous ces continents. Par là, il veut promouvoir, auprès du public le plus large, un autre regard, plus ouvert et plus respectueux, en dissipant les brumes de l’ignorance, de la condescendance ou de l’arrogance qui, dans le passé, ont été si souvent présentes et ont nourri la méfiance, le mépris, le rejet.
« Plus que jamais, le destin du monde est là : dans la capacité des peuples à porter les uns sur les autres un regard instruit, à faire dialoguer leurs différences et leurs cultures pour que, dans son infinie diversité, l’humanité se rassemble autour des valeurs qui l’unissent réellement. »
Cette hostilité radicale à toute idée de hiérarchisation entre les hommes, entre les Peuples, entre les cultures porte l’empreinte d’un attachement sans limite aux principes d’égalité qui figurent aussi bien dans la Déclaration française des droits de l’homme de1789 que dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Il trouve son point d’orgue dans la dénonciation intransigeante de toutes les formes de racisme et d’antisémitisme.
En 2004, son superbe discours du Chambon-sur-Lignon, qui rendra hommage aux « Justes de France » en apportera un nouveau -et éclatant- témoignage : « Aujourd’hui encore, des actes de haine, odieux et méprisables, salissent notre pays. Les discriminations, l’antisémitisme, les racismes, tous les racismes, se déploient de nouveau insidieusement. Ils frappent nos compatriotes juifs présents dans notre pays depuis des temps immémoriaux. Ils frappent nos compatriotes de culture musulmane qui ont fait le choix de travailler et de vivre dans notre pays. Ils frappent, en réalité, tous nos compatriotes. Tous ces actes, qui blessent les corps et choquent les âmes, disent l’obscurantisme, l’ignorance, la bêtise. Ils expriment le fanatisme, la volonté d’humilier, d’abaisser. Ils traduisent le refus de la différence et le rejet de l’autre. Tous ces actes reflètent la part la plus sombre de l’âme humaine. Ils sont indignes de la France. Et, naturellement, je ferai tout pour que cela cesse. »
En 2007, il rend de nouveau hommage aux Justes. De la même façon qu’il avait su dénoncer au début de son septennat la participation de Français à la mise en oeuvre de la solution finale, il voudra à la fin de son quinquennat donner en exemple tous ces Français qui ont agi dans l’ombre pour sauver des vies menacées par les persécutions nazies : « Il y a les ténèbres. Mais il y a aussi la lumière. Dans le pire effondrement de notre histoire, alors même que la Wehrmacht semble encore invincible, des Françaises et des Français en très grand nombre vont montrer que les valeurs de l’humanisme sont enracinées dans leurs âmes. Partout, ils accueillent, cachent, sauvent au péril de leur vie des enfants, des femmes, des hommes, persécutés parce qu’ils sont Juifs. Dans ce cauchemar éveillé que les Juifs vivent depuis 1940, la France, leur France, à laquelle ils ont cru si intensément, n’a pas tout à fait disparu. Dans les profondeurs du pays, une lueur d’espoir se fait jour. Elle est fragile, vacillante. Mais elle existe. Vous, Justes de France, vous avez transmis à la nation un message essentiel, pour aujourd’hui et pour demain : le refus de l’indifférence, de l’aveuglement. L’affirmation dans les faits que les valeurs ne sont pas des principes désincarnés, mais qu’elles s’imposent quand une situation concrète se présente et que l’on sait ouvrir les yeux. Plus que jamais, nous devons écouter votre message : le combat pour la tolérance et la fraternité, contre l’antisémitisme, les discriminations, le racisme, tous les racismes, est un combat toujours recommencé ». Et l’on a envie de souligner tout particulièrement la phrase qui suit, parce qu’elle dit parfaitement pourquoi Jacques Chirac tient pour un devoir sacré de sa charge de revenir sur ces heures tragiques de notre histoire : « Si l’antisémitisme s’est déchaîné dans les années 1930-1940, c’est faute d’avoir été condamné avec la fermeté nécessaire à cette époque. C’est parce qu’il a été en quelque sorte toléré comme une opinion parmi d’autres. Telle est la leçon de ces années noires : si l’on transige avec l’extrémisme, il faut bien le mesurer, on lui offre un terreau pour prospérer, et tôt ou tard on en paye le prix. Face à l’extrémisme, il n’y a qu’une attitude : le refus, l’intransigeance. »
Célébrant en 2006 le centième anniversaire de la réhabilitation du Capitaine Dreyfus, Jacques Chirac insistera encore : « Le refus du racisme et de l’antisémitisme, la défense des droits de l’homme, la primauté de la justice : toutes ces valeurs font aujourd’hui partie de notre héritage. Elles peuvent nous sembler acquises. Mais il nous faut être toujours extrêmement vigilants : le combat contre les forces obscures, l’injustice, l’intolérance et la haine n’est jamais définitivement gagné. »
Il montrera naturellement la même exigence s’agissant de la condamnation de l’esclavage : « L’esclavage a nourri le racisme. C’est lorsqu’il s’est agi de justifier l’injustifiable que l’on a échafaudé des théories racistes. C’est-à-dire l’affirmation révoltante qu’il existerait des « races » par nature inférieures aux autres. Le racisme, d’où qu’il vienne, est un crime du coeur et de l’esprit. Il abaisse, il salit, il détruit. Le racisme, c’est l’une des raisons pour lesquelles la mémoire de l’esclavage est une plaie encore vive pour nombre de nos concitoyens. »
Et pour autant, Jacques Chirac ne cessera dans le même temps d’appeler non pas à l’oubli mais au dépassement de notre héritage historique. La relation franco-allemande en fournit un éclatant exemple. Ainsi à Versailles où parlementaires allemands et français seront invités à siéger ensemble en 1997 : « La gravité le cède à l’émotion de voir aujourd’hui leurs représentants se réunir à Versailles. Versailles qui marqua par deux fois l’épilogue autant que le prélude de nos luttes fratricides. Dans la Galerie des Glaces, à quelques pas de nous, la proclamation de l’Empire allemand et ses conséquences devaient hanter la société
française pendant un demi-siècle. Versailles, et la Galerie des Glaces encore, où les conditions imposées à l’Allemagne après 1918 suscitèrent outre-Rhin humiliation et rancoeur. On connaît la suite : la liberté anéantie, le déchaînement de la violence, son cortège de destructions et de souffrances, ses millions de morts, cette apothéose de l’horreur et puis ces familles séparées, ces destins brisés. Dans cette nuit terrible, de part et d’autre, des voix courageuses s’élevaient déjà pour résister à l’innommable, pour refuser ces engrenages fatals. Des hommes de vision ont montré le chemin. C’était celui de l’Europe. Ce chemin passait par la réconciliation franco-allemande. Ces deux aventures devenaient indissociables. L’Europe allait sceller la paix là où il n’y eut si souvent que la guerre et la force brutale. Elle allait soutenir le rêve de liberté des peuples opprimés. »
Dans ce texte intense, on apprécie de voir l’élévation d’esprit d’un Jacques Chirac dont la main tendue à l’Allemagne n’a jamais la moindre condescendance : il ne s’exprime pas au nom d’un Peuple qui aurait pour lui la supériorité d’une histoire sans tâche face à un autre Peuple qui devrait battre sa coulpe jusqu’à la fin des temps, sans que lui soit jamais comptée l’abnégation et le courage de ceux de ses fils qui ont osé résister. La France s’adresse à l’Allemagne avec l’humilité et la sincérité d’une Nation qui se sait elle aussi faillible. Et l’on voit ici que le devoir de mémoire pleinement assumé peut faire beaucoup non seulement pour le pardon mais aussi pour la compréhension et l’amitié entre deux Peuples qui se considèrent désormais en égaux sans rien escamoter d’un passé aujourd’hui exhumé dans son intégralité. Le devoir de mémoire déblaie ainsi les chemins de l’avenir.
Avec une réussite inachevée malgré le succès populaire de son voyage en Algérie de 2003, Jacques Chirac essaiera d’appliquer la même exigence morale de vérité aux relations francoalgériennes. Cependant, Alger voudra aller à son rythme dans la reconnaissance de toutes les dimensions de la réalité historique, ne voulant pas écorner les mythes fondateurs de la Nation algérienne. Le rappel des persécutions subies par les Harkis, la reconnaissance de leur abandon par la France, la dénonciation des persécutions qu’ils ont subies de la part du FLN après les accords d’Evian en violation des termes de ceux-ci, entraîna de sérieuses crispations de l’autre côté de la Méditerranée. « Depuis la fin des affrontements qui se sont déroulés en Algérie, le temps a commencé son oeuvre. Sans effacer les moments héroïques, il nous permet aujourd’hui de porter un regard de vérité sur les déchirements et les horreurs qui ont accompagné ce conflit comme sur les drames terribles qui l’ont suivi. Le travail de deuil, indispensable, ne doit en aucun cas être synonyme d’oubli. Nous devons hommage et fidélité aux combattants qui ont lutté, et parfois donné leur vie pour la France. Harkis, Moghaznis, tirailleurs, spahis, membres des forces régulières ou des forces supplétives, des groupes mobiles de sécurité, des groupes d’autodéfense et des sections administratives spécialisées : ils sont plus de 200 000 à avoir pris les armes pour la République et pour la France, pour défendre leurs terres et pour protéger leurs familles. Notre premier devoir, c’est la vérité. Les anciens des forces supplétives, les Harkis et leurs familles, ont été les victimes d’une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l’empreinte irréparable de la barbarie. Ils doivent être reconnus. La France, en quittant le sol algérien, n’a pas su les empêcher. Elle n’a pas su sauver ses enfants. Les Harkis ne sauraient demeurer les oubliés d’une histoire enfouie. Ils doivent désormais prendre toute leur place dans notre mémoire. »
Quand surgira le débat sur l’ouverture de négociations avec la Turquie pour son entrée dans l’Union européenne, le devoir de mémoire s’invitera de nouveau et Jacques Chirac, s’exprimant fin 2004 à la télévision l’assumera de nouveau, s’agissant du génocide arménien, sans toutefois jeter d’huile sur le feu. « Toute notre histoire est jalonnée d’efforts de réconciliation et de paix. Je vous disais tout à l’heure que l’Europe c’était d’abord, au départ et toujours, un effort de réconciliation, de paix, de respect de l’autre et d’ouverture aux autres, qui s’est traduit partout, par un effort de mémoire important. Cet effort doit être fait, bien entendu, par la Turquie et je suis sûr qu’elle le fera. Et pour nous, au-delà des mots, ce qui est important c’est de savoir que la France, en 1915, a ouvert ses portes, qu’elle a accueilli beaucoup d’Arméniens. La communauté arménienne française est totalement intégrée. Ce sont des Français comme vous et moi, naturellement, mais ils ont aussi une mémoire, une sensibilité qu’il faut respecter, comme tout un chacun. Et le drame qu’ont vécu leurs familles, qui reste dans leur mémoire, doit être respecté. Tout ceci suppose un effort de mémoire de la part de la Turquie, c’est évident. Je ne doute pas, bien sûr, qu’elle le fera. L’Union européenne, c’est d’abord un projet pour la paix et la stabilité. Après des siècles de guerres, d’horreurs, nous voulons laisser à nos enfants une région en paix, stable, sans guerre. Il est évident que sur le plan de la sécurité, de la stabilité, de la paix, avoir avec nous ce grand ensemble, à nos portes, aujourd’hui, est tout à fait positif. L’avoir rejeté représenterait certainement un risque d’instabilité, d’insécurité à nos frontières qu’il faut, sans aucun doute, éviter. » Toujours présente, même sous-jacente, il y a la crainte de voir se durcir une opposition entre islam et occident qu’il tient pour l’un des plus grands dangers du monde actuel.
Cette coexistence entre les religions est pourtant possible, comme le démontre l’expérience si spécifiquement française de la laïcité, à laquelle Jacques Chirac consacre une attention permanente. Il le dira par exemple au Chambon-sur-Lignon, après l’adoption de la loi interdisant à l’école le port de ignes religieux ostensibles par les élèves : « La laïcité permet à chacun de vivre et de pratiquer, en toute sécurité, en toute sûreté, sa religion. Elle permet à l’école publique, lieu d’acquisition et de transmission des valeurs que nous avons en partage, d’être ouverte à tous et à toutes les sensibilités. C’est pourquoi elle doit être défendue : l’école publique doit être à l’abri des influences et des passions. C’est le sens de la loi récemment adoptée qui interdit le port de signes religieux ostensibles. La République est le bien commun de tous, de chaque citoyen, à égalité de droits et de devoirs. »
A travers tous ces exemples qui s’échelonnent tout au long des douze années de ses deux mandats, on verra ainsi Jacques Chirac multiplier les actes d’autorité, les mises en garde, les déclarations nationales et internationales pour se dresser contre l’intolérance, le racisme et l’antisémitisme, dénoncer l’esclavage, s’opposer au choc des civilisations, promouvoir le dialogue des cultures, protéger les Peuples premiers, leurs langues et leurs arts, ou défendre la laïcité à la française, c’est-à-dire une laïcité ni positive, ni négative, mais à la fois neutre et agissante, qui nous permet de dépasser les oppositions religieuses, philosophiques et politiques.
Président, ses incursions dans le domaine de la mémoire furent nombreuses, toujours exprimées avec une solennité, une gravité et des accents de conviction qui ne laissent de doute ni sur sa sincérité ni sur l’importance particulière qu’il y attachait.
Il en a d’ailleurs fixé lui-même le sens
, la portée et l’ambition, plaçant le devoir de mémoire au coeur de la fonction présidentielle, qui doit incarner et unir la Nation française dans toutes ses composantes. A cet égard, la formule qu’il utilisera dans son discours sur l’esclavage en 2005 est éloquente: « La grandeur d’un pays, c’est d’assumer toute son histoire. Avec ses pages glorieuses, mais aussi avec sa part d’ombre. Notre histoire est celle d’une grande nation. Regardons-la avec fierté. Regardons-la telle qu’elle a été. C’est ainsi qu’un Peuple se rassemble, qu’il devient plus uni, plus fort. C’est ce qui est en jeu à travers les questions de la mémoire : l’unité et la cohésion nationale, l’amour de son pays et la confiance dans ce que l’on est. ».
Source: Philippe Bas, ancien Secrétaire Général de la Présidence de la République, ancien Ministre (Pour l’Association Avec le Président Chirac)