Cet été, chaque samedi, retrouvez sur ce blog un extrait de La cité des hommes. Samedi 12 septembre: La maîtrise économique et financière
L’indépendance militaire n’est qu’un des piliers d’une véritable souveraineté. La maîtrise économique et financière est tout aussi déterminante, comme le prouve la crise. Question épineuse après une génération de libéralisme économique triomphant. En matière financière, l’Etat n’est plus à la barre. Les changes flottants et la féroce compétition économique mondiale lui lient les mains. Certaines règles économiques internationales échappent à présent complètement aux Etats, les normes de comptabilité, par exemple. Cette perte de contrôle se retourne contre les pays. Les plus faibles s’y sont heurtés au cours de crises de changes qui les plaçaient sous la dépendance des spéculateurs et des aides des institutions financières mondiales. (…)
L’erreur des Etats-Unis fut de construire au cours de la dernière décennie une forme de symbiose tacite entre la Chine, atelier du monde aux excédents budgétaires colossaux, et eux-mêmes, consommateurs en dernier ressort, endettés à hauteur de trois fois leur production annuelle. L’indépendance des deux s’en trouve affectée, puisqu’une défaillance de l’un entraîne la chute de l’autre. (…)
La diversité économique reste un facteur de cohésion du territoire, une garantie de l’unité, un facteur de plus grande résistance en cas de choc conjoncturel. Même si chacune obéit à des logiques strictement économiques, des entreprises partageant une même origine, une même tradition sont appelées à se renforcer mutuellement, exprimant une forme naturelle de patriotisme économique.
La relation de l’Etat et des grandes industries demande à être clarifiée sans oeillères idéologiques. Le soutien public est aujourd’hui nécessaire à la conclusion de nombreux contrats. Les diplomates ont investi le champ économique. Leur rôle s’est de plus en plus orienté vers la facilitation des affaires et la promotion du commerce extérieur. Cette exigence s’impose tout particulièrement à la France, en raison de son dynamisme dans des secteurs fortement liés à l’Etat comme les infrastructures ferroviaires, électriques, nucléaires, le secteur de l’armement et la sécurité. La France, moins qu’aucun autre pays, n’a intérêt à baisser la garde et à laisser ses groupes esseulés, surtout à l’heure où sa compétitivité s’affaiblit, où son déficit commercial se creuse et où d’autres pays rognent ses parts de marché.
Certains secteurs d’activité stratégiques ne peuvent être abandonnés sans contrôle à des investisseurs étrangers. Il s’agit, bien sûr, de l’industrie de la Défense nationale, mais également de domaines clés, comme l’industrie pharmaceutique où des activités de recherche et d’innovation, sans lesquels l’économie française étoufferait. (…)
Les économies nationales n’ont pas besoin de protectionnisme mais de protections qui permettent d’harmoniser le libre déploiement des intérêts privés avec l’intérêt national. Cela implique une stratégie, appuyée sur une véritable politique industrielle et une capacité d’intervention d’un Etat sain, dynamique et visionnaire.
Au lendemain des Trente Glorieuses, la France, confrontée aux urgences de la reconversion, saisie dans le tourbillon idéologique du moins d’Etat et ne comprenant pas les enjeux lointains de la mondialisation, a perdu de vue toute politique industrielle cohérente. Elle semblait n’en avoir plus les moyens, ni surtout l’envie. La grande crise dans laquelle nous entrons a changé la donne. Il est probable que la nouvelle phase de mondialisation débouche sur une période de concentration des entreprises à l’échelle planétaire, de spécialisation accrue des territoires sur certaines productions et de reconversion douloureuse de pans entiers de nos économies, devenus obsolètes. Sans stratégie résolue, ces défis seront impossibles à relever. (…)
S’il faut préserver la diversité du tissu productif, la politique économique doit privilégier les domaines d’excellence de l’économie française et mettre tout son poids sur leur développement.
Tout d’abord, celui de l’énergie, des infrastructures et des grands équipements ferroviaires et aéronautiques, dans lequel notre pays dispose de grands champions internationaux. La France bénéficie ici des acquis d’une longue histoire et d’une implantation ancienne à l’étranger qui ont favorisé des partenariats stables. Mais nous voyons aujourd’hui que les diplomaties actives des Etats-Unis ou de la Chine infléchissent la donne en faveur de leurs grands groupes, en Afrique et en Asie notamment. La diplomatie économique française ne peut se permettre de rester en retrait.
Dans l’industrie du luxe, la France conserve à la fois de grands groupes et une image de marque qui lui permettent de rayonner dans le monde. Mais il faut se garder de se satisfaire d’une rente de situation, comme par le passé. Les défis augmentent et les rivaux se multiplient, que ce soit dans l’industrie agroalimentaire de luxe, où l’on constate un déclin des parts des grands crus français dans le monde ou la haute couture, avec la concurrence croissante de New York et de Milan.
Autre secteur d’excellence, le tourisme doit être renouvelé profondément tant les règles du jeu changent vite. Il ne se limitera plus à l’exploitation d’un gisement d’attractivité pour lequel il suffit de disposer de mines à ciel ouvert comme la Côte d’Azur, le Louvre ou les châteaux de la Loire. L’avènement d’un tourisme mondial de masse, avec de nouvelles clientèles issues des pays émergents, oblige les infrastructures à s’adapter pour éviter un engorgement qui détournerait les flux touristiques ultérieurs. (…)
Une telle politique doit inscrire ses efforts dans la durée, grâce à des instruments d’aménagement du territoire et d’incitation aux investissements, mais aussi grâce à une politique éducative ambitieuse, à la fois garante de la cohésion de la société et de l’efficacité économique. L’école reste le lieu le plus à même de faire vivre les principes républicains qui fondent la spécificité française. Des filières de formation technique de pointe sont nécessaires, comme le développement de la formation continue, permettant la mobilité des parcours professionnels et les reconversions économiques les moins douloureuses possibles.
Les fleurons français de l’enseignement supérieur et de la recherche ne doivent pas être affaiblis au profit d’un alignement académique sur des modèles dominants. Il est possible de renforcer les synergies entre grandes écoles et universités, de maintenir l’exigence d’excellence que garantissent les concours tout en veillant à l’ouverture et à l’équité du système. L’économie française doit renouer avec sa tradition d’inventivité et d’innovation, portée par des générations d’ingénieurs issus des meilleures écoles. Ceux-ci se sont longtemps détournés de l’industrie pour lui préférer la finance ou l’administration. Il faut les inciter à y revenir, par exemple au moyen de grands projets technologiques tels que ceux qui ont permis le rayonnement de la France dans les années soixante, depuis le Concorde jusqu’au TGV.
L’Etat est aussi le gardien des intérêts à très long terme de la nation, le fidéicommis d’un patrimoine environnemental à transmettre aux générations futures. Cela implique à la fois la mise en oeuvre de régulations afin d’orienter les secteurs productifs vers plus d’économies, et des investissements considérables à longue échéance ayant pour but des infrastructures de transport économes en énergie, le développement d’un parc d’exploitation d’énergies renouvelables et la poursuite d’une véritable politique d’indépendance énergétique dont a pu voir, dans les dernières années, par le contre-exemple de nos voisins dans les crises du gaz, qu’elle nous offrait une véritable sécurité. (…)
Maintenir la capacité d’action de l’Etat exige de lui conserver des marges de manoeuvre réelles. Or, les évolutions des derniers mois sont extrêmement inquiétantes. Partout les niveaux de déficit public et d’endettement ont explosé. Certes, l’effort de relance devrait bénéficier à terme aux Etats, sous forme de plus-values fiscales futures. Mais une défiance généralisée des acteurs économiques à l’égard des Etats et un enfoncement dans une spirale déflationniste sont aussi envisageables. Pour certains, le financement sur les marchés obligataires deviendra plus difficile, à la fois par l’abaissement des notes de crédit et par le reflux des capitaux vers des placements plus risqués. La ponction fiscale sera inévitablement augmentée, grevant la compétitivité. (…) L’équilibre des finances publiques sera un critère majeur d’indépendance financière.
Tous les dogmatismes ayant échoué, il faut faire preuve d’un pragmatisme assumé et cesser d’opposer l’efficacité économique et la solidité des services publics. Ils sont un instrument de cohésion territoriale face aux forces centrifuges de la mondialisation et un levier d’implantation des secteurs innovants.
Des choix s’imposent. Les priorités doivent être hiérarchisées, les réformes échelonnées dans le temps. Au cours d’une péri
ode de fragilisation des individus, alors que le sentiment d’une lente érosion des conditions de vie lamine depuis plusieurs années la confiance de la population dans les gouvernements, la libération des énergies et des initiatives suppose une sécurisation de l’avenir, en particulier des plus précaires. Il incombe à l’Etat de renouveler le pacte qui le lie au corps civique et par lequel il garantit la solidarité, l’éducation, la santé et l’avenir à ses membres, dans la filiation de celui scellé à la Libération.
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