Cet été, chaque samedi, retrouvez sur ce blog un extrait de La cité des hommes. Aujourd’hui: L’épuisement de l’Occident
Le malaise est profond. Il fait vaciller les soubassements mêmes de nos civilisations. Nous assistons à un tremblement de terre et au renversement d’un ordre planétaire. Dans vingt-cinq ans, la Chine pourrait se situer au premier rang des économies. Déjà, les contestations de l’ordre établi se multiplient. Le monde gronde et le rythme s’accélère. Le basculement dont l’année 2008 marque le pivot remet en cause la modernité occidentale.
Etrange accident que cette hégémonie de l’Occident. Au XIVème siècle, le monde a été confronté à une période de crises importantes: peste, mauvaises récoltes, menaces turco-mongoles d’Asie centrale. C’était le temps de Tamerlan, du Prince Noir et des empereurs Yuan. De ces crises, les diverses aires culturelles se relèvèrent inégalement. Depuis la péninsule ibérique, des explorateurs et des conquérants partirent à l’assaut de nouveaux espaces. A la même époque, l’empire du Milieu lançait, sur toutes les mers ou presque, les sept grandes expéditions de la flotte des trésors de l’amiral Zheng He. C’était la première grande mondialisation, dont deux des principales aires culturelles du globe étaient les points de départ. Pourtant, en l’espace de quelques années, la Chine se replie. L’érection de nouveaux pans de la Grande Muraille et la guerre contre les nomades des steppes absorbent toutes les énergies de l’empire du Milieu. La flotte des trésors disparaît dans la légende. La mondialisation est désormais hémiplégique, pour le demi-millénaire suivant.
Alors que ce déséquilibre se corrige aujourd’hui devant nos yeux, comment expliquer cette supériorité que rien ne paraissait justifier économiquement ou politiquement? (…)
Pendant cinq cents ans, l’Occident a imposé au monde son modèle économique, ses idéaux, son mode de vie. Aujourd’hui, non seulement il perd le monopole du pouvoir, mais sa vision même de la modernité est discréditée.
Historiquement d’abord. Les guerres mondiales et les totalitarismes ont montré que l’Occident avait été incapable de tenir ses promesses chez lui. Les colonisations et les décolonisations ont révélé son incapacité à diffuser durablement ses valeurs démocratiques à l’échelle du monde.
Idéologiquement ensuite, car le discrédit touche désormais les fondements mêmes de son modèle de développement assis sur la trilogie du progrès technique, de la prospérité capitaliste et des moeurs individualistes. L’Occident a bâti son pouvoir sur la technique, c’est-à-dire sur une conception idéalisée de la nature qui en faisait un objet et un instrument à la portée des besoins et des désirs des hommes. Le progrès prométhéen repose fatalement sur le viol de la nature. Aujourd’hui, le crime originel resurgit, à mesure que les opinions publiques se rendent compte que la nature n’est pas une ressource infinie et inépuisable, mais un équilibre fragile dont l’homme est une partie. Le réchauffement climatique, les atteintes à la biodiversité et la pollution de l’air et de l’eau remettent en cause la survie même de l’espèce humaine.
De même, le capitalisme occidental connaît soubresauts et désastres qui annulent bien des promesses. Avec la croyance des Temps modernes en l’autonomie du marché, l’économique s’est constitué en champ distinct du politique, ce qui ne s’est produit dans aucune autre civilisation où les interdépendances entre privé et public sont plus enracinées.
Enfin, le triomphe de l’individu annoncé par la modernité et incarné par les libertés fondamentales autant que par la démocratie libérale est remis en cause. Liberté limitée à l’intérêt, égalité factice, fraternité moquée. Et si la dissolution de toutes les solidarités réelles empêchait, en fin de compte, l’émancipation de chacun? Ses désirs personnels satisfaits, l’individu découvre le vide d’un monde sans « nous ».
La cité des hommes – Dominique de Villepin – Plon – En vente dans toutes les librairies