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Dominique de Villepin à Salzbourg en janvier 2006: "Ecrire un nouveau chapitre de l’histoire européenne : celui des peuples"

Second texte de Dominique de Villepin consacré à l’Europe: son discours prononcé en janvier 2006 lors de la conférence « The sound of Europe » à Salzbourg en Autriche.

Dominique de Villepin, alors Premier Ministre, y décline son ambition européenne.

« Monsieur le Président de la République d’Autriche,

Monsieur le Chancelier fédéral, cher Wolfgang,

Madame la Présidente,

Messieurs les Premiers Ministres,

Madame la Vice-présidente de la Commission européenne,

Monsieur le Président du parlement européen,

Mesdames, Messieurs les ministres,

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand honneur pour moi d’être aujourd’hui parmi vous pour ce débat qui marque le début de la présidence autrichienne de l’Union. C’est avec émotion que je prends la parole dans cette ville de Salzbourg, qui pour chaque Européen est synonyme de Mozart. Partout en Europe, à Prague, à Vienne, il existe des maisons de Mozart. Mais à Salzbourg seulement, il y a Mozart : ici Mozart vit, Mozart respire. Son enfance, son génie, sa vitalité, retrouvent leur naturel et leur simplicité.

Alors ne boudons pas notre plaisir de nous retrouver dans cette ville, ne boudons pas notre plaisir de parler d’Europe. Car en dépit des difficultés et des doutes, nous avons des raisons d’espérer :

  • Que l’Europe continue de fêter et d’aimer ses grands artistes, qu’elle les écoute, qu’elle s’en inspire, c’est le signe d’une créativité intacte.
  • Que l’Autriche prenne la tête de l’Union, c’est une chance : l’Autriche s’inscrit dans une grande histoire, c’est un pays si proche, si familier pour la France. Vous êtes les héritiers de ces nombreuses nations qui se sont unies pour accroître leurs forces, qui ont su mêler les langues, les cultures et les traditions dans un esprit de tolérance, qui ont remis en cause jusqu’aux certitudes les mieux établies dans nos consciences, qui ont connu les empires et leur démantèlement, la puissance et l’équilibre, et qui savent regarder avec lucidité leur passé.
  • Alors M. le Chancelier, je veux vous dire toute ma confiance et tout mon espoir : je sais qu’au cours des six prochains mois l’Europe sera en de bonnes mains pour retrouver confiance en elle-même.

1.Oui, l’Europe traverse un temps de crise.

Le rejet du projet de traité constitutionnel par deux pays fondateurs de l’Union a constitué une épreuve pour le projet européen. Mais je veux le dire clairement : la France n’a pas dit non à l’Europe. Elle a exprimé des peurs, des inquiétudes, une aspiration.

L’Europe a longtemps été une utopie. Elle était un de ces rêves dans lesquels on croit d’autant plus qu’on oublie leur fragilité et leur sens. Elle est aujourd’hui un lieu d’interrogation. Soyons lucides, nous sommes confrontés à une crise profonde :

Une crise de la décision européenne d’abord :

  • Nombre de nos concitoyens se demandent si l’Europe est en mesure de répondre à leurs attentes. La complexité des institutions, la lourdeur des règlements et la lenteur à dégager des consensus sont perçues aujourd’hui comme une entrave à l’efficacité de l’action politique européenne. Voilà plusieurs semaines, par exemple, que nous discutons sur la prorogation de la TVA à 5,5% pour le bâtiment. Bien des peuples ont du mal à comprendre pourquoi nous n’avançons pas plus rapidement sur une question qui concerne des centaines de milliers d’emplois dans 9 pays de l’Union européenne.
  • Le monde change rapidement, la compétition économique internationale est chaque jour de plus en plus rude : à l’heure où de nouvelles puissances comme l’Inde ou la Chine apportent chaque jour de nouvelles preuves de leur vitalité, l’Europe ne peut rester immobile. Elle doit tirer profit de la mondialisation, conquérir de nouvelles parts de marché, innover, créer des produits de haute technologie afin de dynamiser sa propre croissance et de créer des emplois.
  • Cette crise de la décision européenne ne se réduit pas à un problème de fonctionnement : c’est aussi un appel pour plus de démocratie en Europe. Qui prend les décisions aujourd’hui ? Au nom de qui ? Comment sont faits les choix qui déterminent durablement l’avenir de nos sociétés ? Comment évalue-t-on les résultats ? Qui endosse la responsabilité lorsque telle ou telle mesure s’avère inefficace ? Quand décide-t-on de revenir sur tel ou tel choix ? La lisibilité démocratique est un impératif national dont dépend l’efficacité de chacune de nos décisions. C’est aussi un impératif européen. Car la légitimité politique aujourd’hui est moins le produit du débat et de la déclaration que de la décision et du résultat.

Mais l’Europe traverse aussi une crise d’identité. Beaucoup de citoyens s’interrogent sur le sens du projet européen.

  • D’abord, ils n’en voient pas clairement les contours géographiques : or, aucun corps politique ne peut se construire dans un mouvement d’expansion rapide et continue, aux limites incertaines. Aucun projet politique ne peut vivre sans frontière : la frontière ne définit pas uniquement un espace et une souveraineté. Elle marque aussi l’attachement à des valeurs, la défense d’une culture, la référence à une mémoire. L’Europe vient de vivre un élargissement sans précédent : en intégrant dix nouveaux pays, elle a franchi une étape majeure dans son développement. Ma conviction, c’est que nous n’avons peut-être pas suffisamment compris les conséquences de ces choix politiques majeurs. Nous nous sommes engagés dans la voie de l’élargissement, sans prendre toute la mesure de la nécessité de l’approfondissement, de fortifier nos règles et d’accroître nos exigences.

La légitimité de l’entrée des nouveaux pays membres n’est évidemment pas en cause. Leur passé récent, la division qui a été infligée par la guerre froide à l’Europe, font de leur adhésion un impératif de l’histoire. Ces pays ont toute leur place parmi nous. Ils ne sont pas un prolongement de l’identité européenne, ils sont l’identité européenne. Les retrouvailles avec le « continent kidnappé », dont a si souvent parlé Milan Kundera, sont l’expression même des valeurs de liberté et de démocratie que l’Europe a toujours défendues contre le totalitarisme. A cet égard, permettez moi de saluer le rôle d’interlocuteur privilégié qu’a joué l’Autriche avec les nouveaux pays membres : aux heures de la guerre froide vous aviez su, avec Bruno Kreisky ou encore Aloïs Mock, maintenir un dialogue et des liens étroits avec les pays soumis au bloc soviétique ; quelques années plus tard c’est sous présidence autrichienne qu’ont débuté les négociations d’adhésion avec les dix nouveaux membres.

Aujourd’hui, nous devons reconnaître que cet élargissement n’a pas été suffisamment préparé sur le plan politique et économique : alors même que nos entreprises et les salariés de nos pays faisaient face à de graves difficultés, l’arrivée des nouveaux membres a souvent été perçue comme une charge financière trop lourde. Ce décalage entre l’ambition européenne et les capacités réelles de l’Union a créé parmi nos peuples un malaise et un véritable désarroi.

La crise d’identité que nous connaissons tient donc notamment à la rapidité de l’élargissement. Mais elle se nourrit aussi des ambiguïtés de notre modèle politique :

  • Que voulons-nous devenir ? Un ensemble fédéral sur le modèle des Etats-Unis ? Une fédération d’Etats-nations ? Ou bien voulons-nous être un simple espace économique qui se définit par l’absence de frontières et de barrières douanières ? Ces questions, nous les avons tous à l’esprit. Mais nous ne les avons jamais tranchées ensemble. Il est temps de reprendre le débat et de fixer un cap.
  • L’Europe s’est construite à rebours : ce qui la d
    éfinit c’est le mouvement plutôt que la limite, la progression plutôt que la finalité. L’origine politique de l’Europe, c’est la poignée de main entre le chancelier Adenauer et le général de Gaulle, c’est la déclaration de Robert Schumann dans le salon de l’Horloge du quai d’Orsay : qu’annonçait-il ? La communauté du charbon et de l’acier entre la France et l’Allemagne. Prenez le Traité de Rome qui fonde, en 1957, l’Europe des six : le préambule même du traité reconnaît le caractère embryonnaire de cette union, puisqu’il déclare que les signataires sont « déterminés à établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens. » Avec le projet de Constitution porté par Valéry Giscard d’Estaing, nous avons voulu consolider notre socle fondateur. Nous devons reconnaître aujourd’hui que cet acte majeur n’a pas été compris par tous les peuples.

Enfin, et c’est peut-être la clé de cette crise d’identité, l’Europe semble avoir du mal à défendre ses valeurs.

  • Dans un monde qui tend à s’uniformiser toujours davantage, les citoyens européens ont l’impression que l’Europe cède peu à peu du terrain et qu’elle risque de perdre sa spécificité dans le mouvement de globalisation.
  • Or, au-delà des différences qui tiennent à l’histoire de chaque nation, les Européens partagent une même volonté de solidarité, de cohésion sociale, d’équilibre entre justice et dynamisme économique. En Autriche, en France, au Royaume-Uni ou au Danemark, nous avons la conviction que l’Etat a une responsabilité particulière : celle de protéger les salariés, d’assurer un certain nombre de missions comme la santé ou l’éducation, de veiller à l’égalité des chances, de venir en aide aux plus démunis.
  • Aujourd’hui les Européens ont le sentiment que nous ne défendons pas suffisamment ces exigences et que l’Europe pourrait ne devenir qu’une simple courroie de transmission de la mondialisation. Soyons clairs : si l’Europe se réduit à un projet économique, si elle n’a d’autre ambition que de marché, si les Etats ne voient dans l’adhésion que le moyen d’accéder à certains avantages économiques, alors notre Europe n’a pas d’avenir. Nos valeurs font notre identité et notre force. Ce sont elles qui donneront à notre voix sa singularité et sa puissance. Et c’est pourquoi je veux saluer l’initiative du chancelier Schüssel, qui a choisi de placer la présidence autrichienne de l’Union sous l’égide de nos valeurs communes.

2. Face à ce constat, je voudrais vous dire ma conviction : l’Europe a toujours fait de la crise le point de départ d’un nouvel élan.

Car oui, il y a bien une aventure européenne.

Cette aventure, c’est celle d’un homme singulier, avec ses aspirations et ses doutes, ses réussites et ses épreuves : l’homme européen. Au-delà de la diversité de nos peuples, un certain nombre de traits définissent cet homme universel que chacun de nous porte en lui.

L’homme européen, c’est d’abord l’homme de l’ouverture.

  • C’est la marque distinctive de notre géographie et de notre histoire : aucun autre continent n’aura su, autant que l’Europe, accueillir les cultures, adopter de nouvelles techniques, s’approprier des découvertes venues d’ailleurs tout en les intégrant à notre propre tradition.
  • L’ouverture, c’est aussi la capacité à sortir de soi, pour aller à la rencontre de l’autre : l’homme européen n’a jamais renoncé à sa soif de découverte ni à sa quête de l’ailleurs. Des croisades aux Conquistadors jusqu’aux Empires, cette recherche a longtemps porté la marque de la conquête et de la volonté de domination. Elle a pris aujourd’hui le visage du respect et de l’échange.
  • Car être européen, c’est reconnaître que l’on vient d’ailleurs, que notre héritage est multiple, et que nous avons besoin des autres pour nous comprendre nous-mêmes. Nous sommes grandis de l’ailleurs. Nous sommes forts de nos découvertes et de nos attentes.

L’homme européen, c’est aussi celui qui a pris la mesure des limites de la puissance et de l’esprit de conquête.

Nous sommes un peuple profondément historique, marqué par les blessures que nous ont infligé nos rivalités et nos affrontements. Le territoire européen porte la marque des frontières pour lesquelles nous nous sommes battus, des tranchées que nous avons creusées, des murs que nous avons érigés. Combien de fois l’Europe aura-t-elle murmuré « plus jamais ça » ? Combien de fois a-t-elle proclamé la paix pour finalement céder à l’engrenage des guerres et de la barbarie ?

« Peut-on encore écrire un poème après Auschwitz ? », se demandait Adorno. Il aurait aussi bien pu se demander si l’esprit européen avait encore un sens après Auschwitz, Sobibor, Treblinka. Nous, Européens, nous avons traversé les épreuves les plus inacceptables, nous avons vécu des années qui ne méritent aucun nom, nous avons donné corps à l’irréparable, à ce que notre imagination aujourd’hui se refuse même à penser.

Et pourtant, ayant douté de sa propre humanité, l’homme européen a su se libérer de la fatalité de l’histoire. Il a fait le choix de la réconciliation. Il a construit son avenir sur la double appartenance à la nation et à cet idéal politique à définir qu’est l’Europe. « Chacun de nous possède une deuxième patrie où tout ce qu’il fait est innocent », disait Musil. L’Europe représente pour chacun d’entre nous cette deuxième patrie.

De cet esprit européen, l’Autriche est peut-être le meilleur exemple.

Ce que votre pays a connu au tournant du siècle dernier préfigure les grandes questions auxquelles l’Europe est aujourd’hui confrontée :

  • La question de la nation et de la patrie d’abord, dans un pays qui porte le souvenir de l’Empire austro-hongrois : dans cet empire polyglotte qui annonce la Mitteleuropa s’est posé pour la première fois le problème de l’identité. Quel est le centre de l’empire ? Est-ce, comme le dit Hermann Broch, la loge vide de l’empereur dans chaque théâtre de chaque ville de l’empire ? Est-ce la Cacanie de L’homme sans qualités, impossible synthèse entre la quête d’unité et la perte du sens ? Autant d’interrogations qui habitent aujourd’hui notre avenir commun.
  • La fin de l’empire austro-hongrois rappelle également nos interrogations sur la puissance, sur sa légitimité, sur ses capacités réelles à changer le monde. Ce questionnement a continué d’habiter vos grands écrivains, de Thomas Bernhard jusqu’à Elfriede Jelinek.

L’Autriche pose aussi les jalons de la culture européenne :

  • En quittant en 1897 l’association des artistes viennois, Klimt trace la voie de l’art moderne européen : une voie de Sécession, de transgression et de remise en question constante de nos certitudes.
  • Qu’il s’agisse de l’architecture, de la peinture ou de la musique, c’est à Vienne que nous devons le concept d’avant-garde, qui n’appartiendra qu’à l’Europe tout au long du XXème siècle et que résume Elias Canetti : « C’est un trait inhérent à la voracité mais aussi à la véhémence du jeune âge qu’un phénomène, une aventure, un modèle en chasse un autre ».

L’Autriche nous rappelle ainsi que l’homme européen se définit par sa capacité à renoncer à ses certitudes, à expérimenter, à défricher de nouvelles voies. Est-ce un hasard si dans cette Vienne du début du siècle un homme, Freud ose aller plus loin que tous les autres dans l’exploration de l’inconscient et des rêves ?

L’Autriche n
ous offre enfin une certaine image de la sociabilité européenne.

  • Depuis Erasme, l’homme européen se construit à travers ses lectures, ses voyages et ses rencontres. Et puisque nous célébrons ces jours-ci le souvenir de Mozart, comment oublier ses pérégrinations à travers l’Europe ? Enfant il joua du clavecin pour Mme de Pompadour, puis composa pour les plus grands princes allemands, et vit Don Giovanni monté pour la première fois à Prague.
  • L’homme européen se sent partout chez lui en Europe. Ou, pour reprendre une remarque de Georges Steiner, il se sent chez lui partout où il y a des cafés, comme à Vienne le café Schwartzenberg, le café Central ou le café Hawelka. Pourquoi des cafés ? Parce qu’ils sont un lieu cosmopolite, où l’on peut lire les journaux du monde entier ; parce que c’est un lieu de rencontre et d’échange au-delà des frontières entre les classes sociales ou les générations. Parce que les cafés sont des lieux de culture où, de Stefan Zweig à Karl Kraus, on prend le temps de la réflexion et de la méditation.

La force de l’Europe, c’est sa capacité à surmonter les crises.

Car la pensée européenne s’est toujours forgée dans le doute et la remise en question. Le propre de l’Europe, c’est de ne jamais se satisfaire de ce qui est, de toujours remettre en cause une vérité première pour en trouver une autre plus solide.

Jorge Semprun m’a souvent parlé de l’importance qu’avait eue pour lui la découverte d’une conférence de Husserl intitulée « La Philosophie ou la crise de l’humanité européenne ». Cette conférence, Husserl la prononce à Vienne, en 1935, alors qu’il a déjà été rayé des listes de l’Université allemande et que l’Europe subit les assauts des totalitarismes. Il affirme que « la crise de l’existence européenne ne peut avoir que deux issues : ou bien le déclin de l’Europe devenue étrangère à son propre sens rationnel de la vie, la chute dans la haine spirituelle et la barbarie, ou bien la renaissance de l’Europe à partir de l’esprit de la philosophie, grâce à l’héroïsme de la raison ». La sagesse de l’Europe, c’est d’avoir fait de chaque crise une invitation au sursaut.

L’histoire de notre continent est semée de difficultés, d’épreuves et de rivalités qui sont autant d’obstacles sur le chemin de la paix européenne.

C’est vrai des relations qu’ont entretenues nos deux pays, tous les deux prétendants à l’hégémonie européenne. Nous avons toujours su sortir du cycle de l’affrontement et de la guerre : qu’il s’agisse du renversement d’alliances orchestré par le duc de Choiseul et le comte de Kaunitz, ou encore de l’équilibre continental organisé à Vienne en 1815, et où dominent les deux figures de Metternich et de Talleyrand.

C’est vrai aussi depuis la naissance du projet européen : nous avons surmonté l’échec de la communauté européenne de défense avec le Traité de Rome, nous avons fait de l’entrée du Royaume-Uni un atout pour la défense européenne, nous avons su élargir notre projet aux pays du Sud en leur donnant de vraies opportunités économiques.

L’originalité du projet européen fait aussi sa difficulté : nous n’avançons pas suivant un modèle déjà connu. Nous inventons à mesure que nous progressons. Nous avons pris le risque d’inventer un ensemble politique nouveau, comme aucun autre pays n’en n’a jamais connu. Nous avons accepté d’être toujours à mi-chemin entre le connu et l’inconnu, entre le désir et la découverte. Notre force, c’est d’avoir toujours su avancer sur deux pieds : le pragmatisme et l’esprit de responsabilité. Aujourd’hui, ce sont ces deux vertus qui doivent nous guider pour surmonter la crise :

  • Le pragmatisme d’abord : nous faisons face à un mouvement qui concerne l’ensemble de la planète, l’affirmation des nations. C’est à elles que les citoyens s’adressent pour être mieux protégés, mieux entendus, mieux défendus. C’est dans le cadre des nations que s’exprime l’identité des peuples et leurs aspirations. L’Europe doit donc prendre acte de ce mouvement et préserver la place des nations, tout en évitant les pièges du nationalisme et du repli sur soi. Tout le défi est là : faire de la nation un lieu d’identité et d’ouverture, une référence mais aussi le point de départ de la compréhension des autres et du monde. L’Europe ne progressera pas sur l’effritement des nations, mais sur la valorisation de leurs atouts et la mise en commun de leurs forces.
  • L’esprit de responsabilité ensuite : le message que porte l’Europe est unique. Il est attendu à travers le monde. Sur la protection de l’environnement, l’Europe n’a cessé de s’engager pour faire avancer les grands combats de la communauté internationale. Le protocole de Kyoto en est le meilleur exemple. Dans la lutte pour la justice internationale et la défense des libertés fondamentales, l’Europe est un acteur essentiel. Dans le domaine culturel, nous avons réussi à faire adopter par l’Unesco la charte sur la diversité culturelle. Nous avons une responsabilité à l’égard des autres régions du monde.

3. Aujourd’hui à nouveau, l’Europe doit trouver en elle-même les moyens de surmonter la crise et de poursuivre son destin.

Ma conviction c’est qu’il est temps d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire européenne : celui des peuples.

L’Europe vient de connaître deux chocs majeurs :

  • La crise irakienne d’abord, dans laquelle nos Etats n’ont pas réussi à surmonter leurs divisions, alors même que les peuples européens étaient unanimes pour demander le respect du droit international.
  • Le terrorisme islamiste, qui a frappé au cœur de Madrid et de Londres, et révélé la vulnérabilité de nos sociétés face aux menaces nouvelles.

Autant d’épreuves qui aujourd’hui doivent nous inciter à ouvrir la voie à un nouveau chemin des peuples, un nouveau moment de l’histoire européenne : n’oublions pas, lorsque nos gouvernements et nos Etats débattent de la TVA à taux réduit ou de la directive sur les services, qu’il y a derrière ces questions tout l’enjeu d’une conscience commune qui se construit, et qui est essentielle à la vitalité du projet européen. Alors sachons répondre aux attentes de nos concitoyens, sachons anticiper leurs interrogations et apaiser leurs inquiétudes. C’est indispensable si nous voulons empêcher que les égoïsmes nationaux ne l’emportent sur le rêve européen.

Et c’est pourquoi aujourd’hui le grand rendez-vous de l’Europe, c’est celui qui exige à la fois humilité et ténacité, c’est celui des projets : c’est lui qui fournira la preuve que l’Europe avance, que l’Europe a un sens, qu’elle est l’avenir pour chacun d’entre nous. L’Europe des projets, ce n’est pas une Europe au rabais. C’est une Europe du témoignage, une Europe vécue concrètement jour après jour, une Europe des volontés rassemblées. Dans tous les domaines, nous devons montrer qu’elle peut défendre les intérêts de nos concitoyens et de répondre à leurs attentes :

  • Dans le domaine de la sécurité, nous devons être capables de prouver à nos concitoyens que l’Europe les protège des grands fléaux comme les trafics, le crime organisé ou encore le terrorisme. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur les avancées que nous avons accomplies avec un certain nombre de partenaires : qu’il s’agisse du contrôle des frontières, pour lequel nos deux pays travaillent main dans la main, qu’il s’agisse des échanges de listes de jihadistes, des efforts que nous faisons en matière de lutte contre l’immigration clandestine, nous pourrions approfondir ces initiatives
    en travaillant dès aujourd’hui à la mise en place d’une police européenne des frontières. Nous pourrions aussi les étendre à d’autres pays membres.
  • Dans le domaine de la recherche et des universités, les Etats européens doivent à tout prix unir leurs efforts afin de pouvoir être aux premiers rangs de la compétition internationale. Nous devons également trouver de nouvelles ressources pour l’innovation, par exemple en mettant en place le plus vite possible la facilité de recherche de la Banque européenne d’investissement décidée en décembre. Rassemblons-nous autour de grands projets comme la bibliothèque numérique européenne. Multiplions les échanges entre nos étudiants et facilitons leur mobilité, afin de faire de l’Europe un véritable espace de savoir et d’excellence.
  • Dans le domaine culturel, nous pourrions nous rassembler pour mieux valoriser le patrimoine de l’Europe. Ici à Salzbourg, comment ne pas comprendre que la protection de nos sites et de nos monuments constitue un enjeu essentiel pour nos pays ? Pourquoi ne pas créer, sur le modèle de l’UNESCO, un comité scientifique de haut niveau qui serait chargé de décerner un label du patrimoine européen ? Ce serait une reconnaissance forte de la place qu’occupe la culture dans le projet européen. Ce serait aussi une manière de renforcer l’attractivité de nos territoires et de dynamiser le tourisme.
  • Dans le domaine de la santé, nous devons unir nos capacités pour faire face aux nouveaux risques, comme la grippe aviaire. Si nous voulons être plus réactifs et mieux coordonner nos systèmes de prévention, d’alerte et de crise, nous devons mettre sur pied une véritable force d’intervention rapide spécialisée. La France et l’Allemagne veulent créer une première réserve d’experts : les pays qui souhaiteront se joindre à nous pourront bien évidemment le faire.
  • Dans le domaine de l’énergie, nous devons relever le défi de l’après-pétrole. L’indépendance énergétique de l’Europe est d‘autant plus importante que nous sommes confrontés à des tensions régionales, qu’il s’agisse des désaccords entre la Russie et l’Ukraine ou de la situation iranienne. La France a présenté au Conseil Ecofin du 24 janvier, conformément à l’engagement pris par le président Jacques Chirac à Hampton Court, un mémorandum sur l’énergie. Sur la base de ce texte nous voulons avancer, avec nos partenaires, vers une véritable politique énergétique européenne.
  • Enfin, l’Europe doit avancer de manière concrète dans le domaine économique. Nous disposons d’une monnaie commune qui constitue un formidable atout pour nos entreprises. Et pourtant la croissance européenne n’est pas suffisante. A nous de nous concerter davantage pour mieux défendre les intérêts économiques de l’Europe. A nous aussi de définir ensemble des projets stratégiques qui permettront de dynamiser notre croissance et de créer de l’emploi.

Pour réconcilier les citoyens avec le projet européen, nous avons aussi besoin d’institutions plus démocratiques. Je sais que la présidence autrichienne prépare avec beaucoup d’attention le conseil européen du mois de juin qui abordera l’avenir de l’Europe et notamment les institutions. Le critère de l’efficacité sera bien entendu essentiel dans une Europe qui avance désormais à 25. Mais nous devrons également réfléchir à des propositions pour renforcer la légitimité de ces institutions. J’ai pris un certain nombre de mesures pour mieux associer le parlement français aux décisions de l’Union. Les parlements nationaux représentent chacun de nos peuples : leur rôle ne saurait se limiter à la simple transposition des textes européens.

Pour regagner la confiance des peuples, l’Europe devra enfin parler un langage de vérité et répondre à deux questions que se posent aujourd’hui les citoyens européens :

  • La première question, c’est celle des frontières :

Nous devons être clairs sur les critères d’adhésion, qui concernent à la fois l’appartenance européenne des pays candidats, leur respect des valeurs et des règles de l’Union, mais aussi la capacité d’absorption de l’Union. Nous devons être clairs aussi sur les échéances à venir : en ce qui concerne la Bulgarie et la Roumanie, leur adhésion doit se faire le plus vite possible sur la base des prochaines recommandations de la Commission. Quant aux pays des Balkans, une région pour laquelle la France est particulièrement mobilisée, une région qui vous est si proche, autant par la géographie que par l’histoire, nous souhaitons qu’ils entrent dans l’Union sous réserve du respect scrupuleux des conditions d’adhésion. Pour ce qui est de la Turquie, l’ouverture des négociations d’adhésion a été décidée il y a quelques semaines. C’est une décision politique majeure, qui est le résultat des engagements pris par l’Europe il y a plusieurs décennies, mais aussi des efforts considérables accomplis par ce pays. Le processus qui s’ouvre devra être maîtrisé à chaque étape et conditionné au respect des critères fixés par l’Union. C’est enfin un processus dont l’issue doit rester ouverte jusqu’au terme des négociations : en France, nous avons voulu que le dernier mot revienne aux Français par voie de référendum.

Mais nous devons d’ores et déjà définir une stratégie globale d’élargissement et de voisinage de l’Union : l’adhésion ne peut être la seule solution proposée aux pays voisins. Nous devons aussi être en mesure de leur proposer des partenariats ambitieux, capables de les aider dans la voie de la démocratie et du développement économique.

  • La deuxième question à laquelle nous devrons répondre, c’est celle de l’ambition européenne. Voulons-nous seulement devenir le continent le plus prospère du monde ? Ou voulons-nous également défendre nos valeurs à l’extérieur de nos frontières ?

Ma conviction, c’est que l’Europe n’a de sens que si elle est capable de porter son message au-delà de son territoire. Nous devons démontrer la légitimité et l’universalité de nos principes, en les défendant sur la scène internationale. Nous sommes le premier pourvoyeur d’aide au développement dans le monde. Car nous savons que la pauvreté et l’injustice ne sont pas seulement inacceptables d’un point de vue moral. Instrumentalisées par le fanatisme, elles peuvent constituer le terreau de la violence et du terrorisme. L’Europe a prouvé qu’elle était capable d’intervenir militairement dans des pays où la paix est menacée. En Afghanistan par exemple, nous sommes présents pour soutenir la démocratie et aider l’Etat à se reconstruire. Nous devons être présents sur les grandes questions géopolitiques, dans un monde qui se trouve sans cesse confronté à de nouvelles crises : en Iran, nous avons montré que nous sommes capables de jouer un rôle de premier plan lorsque nous savons parler d’une seule voix. Prenons toutes nos responsabilités dans les étapes à venir. Au Proche-Orient, nous sommes le premier fournisseur d’aide aux Palestiniens : nous avons donc un rôle majeur à jouer dans la recherche d’un règlement politique. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui, alors que le Hamas vient d’accéder au pouvoir. C’est pour nous tous un défi majeur. Rien ne sera possible sans un renoncement clair et définitif à la violence, sans la reconnaissance explicite de l’Etat d’Israël, sans un soutien marqué au processus de paix ouvert notamment par les accords d’Oslo. Partout il nous appartient de tenir un langage de la clarté et de porter l’exigence de justice.

Mesdames, Messieurs,

L’inachèvement est un trait premier de l’Europe. Pour revenir à Salzbourg, pour r
evenir à la musique, chacun sait que Schubert ne termina pas sa huitième symphonie, que Mozart mourut sans écrire les dernières notes de son requiem et que Bach ferma les yeux sur les dernières notes d’une fugue sans fin. L’inachèvement n’est pas un échec, c’est un appel aux générations suivantes à poursuivre l’œuvre accomplie et à la dépasser. Nous sommes les générations nouvelles de l’Europe. A nous de trouver les voies de son accomplissement politique, dans la fidélité aux ambitions et aux valeurs de tous ceux qui nous ont précédés. Le rendez-vous n’est pas demain. Le rendez-vous est aujourd’hui. Sous l’aiguillon de nos consciences et des peuples de l’Europe.

Je vous remercie. »

Discours de Dominique de Villepin, Premier ministre, lors de la conférence « The Sound of Europe », à Salzbourg (Autriche), le vendredi 27 janvier 2006

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