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Clearstream: Dominique de Villepin dénonce "une justice d'exception"

La guerre entre Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy, sur fond d’affaire Clearstream, vient de franchir un nouveau cap. Le dernier épisode s’inscrit dans le cadre de la procédure devant le conseil d’Etat intentée par l’ancien premier ministre, qui dénonce un décret du chef de l’Etat ayant prolongé le juge Henri Pons à son poste au pôle financier de Paris afin qu’il puisse clore le dossier Clearstream, en novembre 2008.

Mediapart révèle la teneur du mémoire remis par le ministère de la justice, qui juge le recours de M. de Villepin irrecevable, et de celui, en réponse, de l’avocat de ce dernier, dans lequel il dénonce notamment « une justice d’exception » et accuse le chef de l’Etat d’avoir « influé sur l’instruction du dossier dans lequel il s’est constitué partie civile ». L’affaire sera examinée par le conseil d’Etat mercredi 20 mai.

C’est un décret signé du président de la République – révélé par Mediapart le 4 novembre 2008 –, prolongeant les fonctions du juge Henri Pons, qui est au cœur de la controverse. Le magistrat, qui avait été nommé à l’été 2007 à la cour d’appel de Montpellier avec une prise de fonctions prévue le lundi 3 novembre 2008, s’était vu octroyer in extremis une « rallonge » de 17 jours.

A l’évidence, la signature de ce décret avait pour seul objectif de permettre à Henri Pons de co-signer avec son collègue Jean-Marie d’Huy l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel des personnes mises en examen dans l’affaire Clearstream, notamment Dominique de Villepin. Dossier dans lequel la principale partie civile n’est autre que Nicolas Sarkozy.

Du coup, dès le 7 novembre 2008, les avocats de DDV saisirent le conseil d’Etat d’un recours en « abus de pouvoir » visant directement le chef de l’Etat, dans le but d’obtenir l’annulation du fameux décret.

Comme l’a indiqué l’agence France-Presse (AFP) en avril, le conseil d’Etat a d’ores et déjà laissé entendre dans un courrier, daté du 8 avril, qu’il pourrait rejeter le recours, au motif que Dominique de Villepin n’aurait juridiquement pas « d’intérêt à agir ». La plus haute juridiction française s’est donc pour le moment prononcée sur la forme plutôt que sur le fond.

Mais on ignorait encore la position de la chancellerie, particulièrement embarrassée par le sujet. Or, le lendemain où le conseil d’Etat communiquait sa position, le ministère de la justice adressait à son tour ses conclusions, restées jusqu’ici inédites. Conclusions auxquelles l’avocat Yves Richard, au nom de M. de Villepin, vient de répondre.

Cette affaire dans l’affaire a ainsi donné lieu, ces dernières semaines, à un vif échange d’arguties juridiques entre l’avocat de l’ancien premier ministre et le ministère de la justice, représenté par son secrétaire général, Gilbert Azibert, nommé à ce poste par Nicolas Sarkozy en juillet 2008 sur les conseils de Patrick Ouart, le conseiller juridique de l’Elysée.

Dans son mémoire daté de février mais versé aux débats le 9 avril dernier seulement, la chancellerie n’aborde que tardivement la question de fond qui peut se résumer ainsi: le chef de l’Etat a-t-il abusé de son pouvoir en prolongeant dans ses fonctions un juge traitant d’une affaire dans laquelle ce même président est partie civile?

Pour la chancellerie, Nicolas Sarkozy ne pouvait faire autrement d’un point de vue constitutionnel – personne d’autre que le chef de l’Etat ne pouvait signer le décret contesté – et sa décision est « conforme à l’intérêt d’une bonne administration de la justice ».

Le ministère de la justice reconnaît ainsi ouvertement, dans son mémoire, que c’est bien pour mettre un terme à l’affaire Clearstream (et pas une autre) que le juge Pons a été prolongé. « Il n’est pas inutile de rappeler que cette affaire concerne de nombreux plaignants et qu’elle a également connu un fort retentissement en mettant en cause de nombreuses personnalités politiques », martèle le ministère.

Et de justifier: « Ainsi le fait de ne pas laisser aller à son terme l’instruction réalisée par les deux juges initialement co-saisis n’était pas de nature à apaiser les débats et aurait pu entraîner des soupçons quant à la nomination du ou des juges d’instruction en charge du dossier (… ) On peut d’ailleurs se demander quel aurait été le comportement du requérant si un autre juge que le juge co-saisi depuis 2006 avait finalement rendu avec M.d’Huy l’ordonnance de renvoi. »

Pour la défense de Dominique de Villepin, ce passage du mémoire de la place Vendôme est un aveu qui ne dit pas son nom: « Sur le fond, le ministère de la justice est contraint d’admettre que le président de la République a pris le décret attaqué afin de lui permettre de rendre l’ordonnance de règlement dans l’affaire Clearstream, dans laquelle il s’est constitué partie civile », souligne l’avocat parisien Me Yves Richard dans sa réplique datée du 18 mai.

« Une justice d’exception »

Selon le conseil de M. de Villepin, « un fait est donc désormais établi: le président de la République a pris le décret attaqué afin d’influer sur l’instruction du dossier dans lequel il s’est constitué partie civile ». L’avocat va jusqu’à évoquer le « cynisme » du ministère de la justice, qui « prétend que le président de la République aurait ainsi influé sur le dossier qui l’intéresse personnellement, mais dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ».

« Il serait plus exact de dire, ajoute Me Richard, qu’il était de l’intérêt d’une bonne administration des intérêts du président de la République/partie civile, de prolonger les fonctions de Monsieur Pons, plutôt que de l’intérêt d’une bonne administration de la justice. »

« Cette argumentation ne manque pas d’audace », affirme encore l’avocat de l’ex-locataire de Matignon. « Jamais un président de la République n’a prolongé les fonctions d’un juge d’instruction co-saisi, afin de lui permettre de clôturer une instruction. Il est donc pour le moins curieux que ce soit précisément à l’occasion d’une affaire dans laquelle le président de la République est partie civile, que, pour la première fois, celui-ci décide de prolonger les fonctions d’un juge d’instruction. »

L’avocat tance une « piètre argumentation » et rappelle que les juges d’Huy et Pons n’étaient pas co-saisis uniquement de l’affaire Clearstream, mais également d’autres dossiers « particulièrement complexes et ayant un grand retentissement ». Il cite l’affaire Vivendi, mettant en cause Jean-Marie Messier ou l’affaire Rhodia, impliquant plusieurs hommes d’affaires et personnalités publiques. Il aurait également pu évoquer l’affaire du CE de la SNCF. Autant de dossiers dont l’instruction a été comme « gelée » durant l’affaire Clearstream, à laquelle les deux magistrats ont consacré la quasi-totalité de leur temps.

« M. Pons n’en a pas moins quitté ses fonctions, à la date fixée par le président de la République, laissant inachevées ces affaires très complexes, pourtant en cours depuis plusieurs années, s’étonne ainsi Me Richard, qui note que, généralement, tout juge d’instruction appelé à d’autres fonctions laisse ses affaires en cours, qui sont reprises par son successeur, quels que soient la complexité, le retentissement médiatique et la notoriété des personnes concernées par lesdites affaires. »

La conclusion du conseil de Dominique de Villepin est sans appel: « «En définitive, il apparaît que le président de la République a entendu soumettre le dossier qui l’intéresse personnellement à une justice d’exception, sur laquelle il entend peser de tout le poids que lui confèrent ses fonctions. »

Une question de forme avant tout

Mais il y a fort à parier que le Conseil d’Etat, comme il l’a déjà suggéré dans le courrier envoyé le mois dernier aux parties, n’aborde même pas l’enjeu de fond du dossier. Selon la plus haute juridiction administrative française, l’ancien premier ministre ne justifierait « d’aucun intérêt donnant qualité pour agir contre le décret ».

C’est aussi un argument avancé par la chancellerie, qui estime que la requête de Dominique de Villepin est, par conséquent, « irrecevable », sans qu’il soit besoin d’étudier l’affaire dans toutes ses dimensions. Le ministère de la justice invoque ainsi une jurisprudence selon laquelle « un usager du service public ne justifie pas, en cette qualité, d’un intérêt lui permettant, devant le juge de l’excès de pouvoir, la nomination d’un agent public ».

Mais pour l’avocat de Dominique de Villepin, cette « fin de non-recevoir est dénuée de tout fondement ». A son tour, il invoque une jurisprudence du Conseil d’Etat qui « a déjà admis que celui qui est renvoyé devant la juridiction répressive a intérêt lui donnant qualité pour
agir en annulation du décret ayant nommé le magistrat instructeur ». L’affaire remonte à 1981.

Toujours sur la forme, le ministère de la justice juge irrecevable la requête de Dominique de Villepin pour une deuxième raison. Dans l’affaire Clearstream, qui relève du tribunal correctionnel, donc du domaine judiciaire, l’ancien premier ministre aurait dû attaquer la décision de prolonger le juge Pons dans ses fonctions à Paris devant la Cour de cassation, la plus haute juridiction judiciaire française, et non devant le Conseil d’Etat, qui est une juridiction administrative. M. de Villepin aurait donc dû déposer « une requête en suspicion légitime (…) pour obtenir le dessaisissement de son juge ».

« Cette exception est dictée par le souci de respecter les compétences des juridictions spécialisées et de prévenir les divergences de jurisprudence », observe la chancellerie dans ses conclusions. Le ministère de la justice explique que cette seconde cause de nullité résulte d’un vieux principe républicain selon lequel « nul ne peut choisir son juge ». Un argument à double tranchant, qui pourrait être retourné au chef de l’Etat : après tout, Nicolas Sarkozy, en prolongeant le juge Pons, n’a-t-il pas précisément choisi son juge?

Me Yves Richard balaye, encore une fois, l’argumentation ministérielle dans son mémoire en réplique. Il rappelle que son recours pour excès de pouvoir engagé contre Nicolas Sarkozy a pour unique objectif d’annuler la décision du président de prolonger le juge Pons dans ses fonctions. Or, la même démarche devant la Cour de cassation aurait eu pour finalité de dessaisir toute la juridiction. L’argument de la chancellerie est par conséquent inopérant, conclut l’avocat.

Source: Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme (Mediapart)

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