« Toxicomanie, homosexualité, euthanasie, bioéthique : notre vie politique a beaucoup de mal à prendre en compte les questions de société. Elle y touche du bout des doigts, avec des ruses de Sioux, de peur de s’aliéner une part de son électorat. Pourquoi ? Tout simplement parce que les clivages sur les questions de société ne sont pas les clivages partisans classiques. Tout le monde y est perdant et au premier chef la société qui doit attendre et encore attendre pour voir émerger dans la sphère publique une vision de ce qu’est cette société à l’aube du XXIe siècle.
Aux prémisses d’une campagne présidentielle qui doit mettre en avant le travail des idées sur la bataille des personnes, j’ai le souci de bâtir une approche cohérente, complète et franche de la société française d’aujourd’hui. C’est mon devoir et ma responsabilité, en raison de mon expérience de l’Etat et de mes convictions. Nous devons tous nous engager dans la voie de la crédibilité du projet politique. Je préfère déplaire puis avoir une chance de convaincre plutôt que de plaire en endormant les consciences.
Quels sont les réflexes de la classe politique sur ces sujets de société : d’abord, se cacher les réalités, c’est-à-dire le fait qu’il y a aujourd’hui 4 millions de consommateurs de cannabis en France, qu’il y a aujourd’hui des dizaines de milliers d’enfants qui grandissent dans des foyers homoparentaux, qu’il y a des millions de Français qui sont ou seront confrontés à des décisions difficiles concernant leurs parents, face à la dépendance et la fin de vie digne.
L’autre réflexe, c’est de cloisonner les questions. Il n’y a plus de société, il y a seulement des problèmes mis bout à bout. Rien de surprenant dès lors que tout apparaisse insoluble et que l’impression dominante soit que « tout fout le camp ».
Pourtant, ces questions préoccupent, la preuve, elles fusent dès qu’on va directement à la rencontre des Français. Il y a là un appel pour chacun d’entre nous aujourd’hui : ouvrons les yeux !
Quelles sont les exigences qui guident mes choix ?
Première exigence l’action, car les sujets de société ne sont pas des sujets d’après-dîner, sans conséquences comme la fumée d’un cigare. Ce sont des sujets qui engagent la souffrance de nombreux concitoyens. La souffrance de jeunes garçons poussés au suicide par l’homophobie, la souffrance d’enfants de foyers homoparentaux dont le parent meurt, mais qui ensuite sont privés de tout lien social avec le beau-parent survivant, la souffrance de jeunes gens emportés par la consommation de cannabis vers des drogues plus dures, la souffrance des familles confrontées à la demande de mort d’un proche atteint d’un mal incurable. De toute évidence camper sur les positions actuelles ne saurait satisfaire personne parce que c’est faire le choix de la souffrance. C’est à ce titre que je plaide pour une meilleure lutte contre les drogues en passant d’une sanction pénale à une sanction contravention, tout en renforçant la prévention, la sensibilisation et la lutte contre les trafics.
Deuxième exigence, le respect de la personne. C’est synonyme de liberté et de responsabilité, car je crois en la capacité dans une société mûre et instruite d’assumer ses propres choix et pour chacun de vivre conformément à ses convictions. Il y a bien par exemple un droit à la dignité face à la mort qui doit tenir compte des évolutions médicales, mais cela ne signifie pas un droit à la mort, à l’euthanasie, cela signifie un meilleur accès aux soins palliatifs et un dialogue thérapeutique pour éviter l’acharnement thérapeutique. C’est au nom de l’égalité devant la loi que je plaide pour une ouverture du mariage civil aux couples de même sexe, en dehors de toute considération religieuse.
Troisième exigence, la prudence. La loi, c’est avant tout une protection et un garde-fou, la plus haute expression d’une responsabilité à protéger. Notre société est faite d’équilibres complexes qui ne se bousculent pas sans danger. Elle est faite d’héritages, notamment chrétiens, qui méritent une attention particulière parce qu’ils font partie des gages de la continuité de notre nation. Nous avons une responsabilité dans la durée. En outre, cette société est traversée d’inégalités qui imposent à la loi de défendre les plus faibles lorsqu’ils ne sont pas en mesure de choisir librement, et tout particulièrement les enfants. C’est pourquoi je reste réservé sur l’ouverture simple de l’adoption aux couples homosexuels. C’est pourquoi je suis réservé aussi sur le droit à mourir ou euthanasie.
Je ne prétends pas être seul aujourd’hui à travailler à la vision d’une nouvelle société et sur bien des points, ma réflexion rejoint celle de Nicolas Sarkozy, lorsqu’il plaidait en 2003 pour le passage de la sanction pénale à la sanction contravention face à la consommation de cannabis ou lorsqu’il défendait en 2007 le vote d’un statut du beau-parent facilitant, entre autres, la vie des foyers homoparentaux. Il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes entre nous sur ces sujets je crois. Il n’y a pas loin non plus sur bien des points avec l’aile la plus responsable du parti socialiste. La société ne doit pas être un enjeu partisan. Mais je constate que depuis cinq ans l’aggiornamento français a cédé à la crispation identitaire de tous côtés. L’urgence, c’est de refaire société, c’est de retisser les liens autour de principes communs.
Cette vision, c’est en somme celle d’une nouvelle société de liberté et d’égalité. Elle se traduit dans l’application concrète de nos principes républicains, une laïcité, étendue à l’ensemble des choix de société, garantissant l’égalité des citoyens devant la loi et leur protection par la loi. La République ne reconnaît aucun culte, ni aucune communauté et n’accepte aucune discrimination de sexe, de race, de condition. Il s’agit de permettre à tous les choix de s’exprimer librement, en garantissant en même temps la capacité à faire des choix libres, qui n’est pas donnée d’avance, en confortant l’intégrité de chacun contre les excès, les dérives sectaires et les intolérances, d’où qu’elles viennent. Cette vision, c’est celle d’une société rassemblant tout le monde, ouverte sur son passé comme sur son avenir et respectueuse de chacun. »
Source: Dominique de Villepin dans La Croix (27 juin 2011)