Le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, a remis mardi 23 février son rapport 2009 au président de la République et au Parlement. Plus que l’état des lieux annuel des relations entre les Français et l’État, c’est le texte d’introduction écrit dans un style très alarmiste qui retient l’attention.
« Le constat n’est pas neuf, notre société est fracturée, mais jamais cette réalité n’a été aussi aiguë ». Dès la première phrase de l’éditorial, le ton est donné.
Jean-Paul Delevoye souligne « la vitesse et la prégnance avec lesquelles le sentiment d’injustice se diffuse dans la société ». Outil de mesure de cette dégradation, les 76 300 réclamations reçues d’usagers ou d’agents publics en conflit avec une administration. Soucis de la vie quotidienne, problème avec le fisc, contestation d’une décision de justice ou difficulté d’accès à un droit, les situations n’épargnent aucun secteur et sont en augmentation de 16% par rapport à 2008.
Certes, c’est au prisme des défauts et des dysfonctionnements des politiques publiques que Jean-Paul Delevoye dresse ce triste constat. L’État et ses administrations ne peuvent, en effet, être tenus pour seuls responsables des évolutions d’une société marquée par le déclin des institutions, la montée de l’individualisme et l’affaiblissement des réseaux sociaux traditionnels comme la famille.
Des dispositifs sociaux rigides et inadaptés
« Notre société en quête de sens se révèle aujourd’hui plus usée psychologiquement que physiquement », reconnaît le médiateur. Toutefois, c’est précisément parce que le défi du vivre-ensemble se pose que l’ancien ministre de Jacques Chirac met en cause certaines pratiques de l’État qui ne font, selon lui, qu’aggraver la situation.
Première critique : l’inflation législative et la complexité croissante du droit laissent démunis aussi bien les usagers que les fonctionnaires. Le médiateur fustige aussi le rythme des changements qui perdent le consommateur. Exemple avec la réorganisation EDF-GDF « qui a débouché pour l’usager sur un recul qualitatif de l’offre ».
Le médiateur s’inquiète encore de la rigidité de dispositifs sociaux inadaptés à des parcours personnels de plus en plus marqués par des ruptures. Toujours à l’en croire, à travers la couverture maladie universelle (CMU) ou le droit au logement opposable (Dalo), les politiques de solidarité « font montre d’une efficacité déclinante ».
Un risque de « rupture » confirmé entre l’Etat et les Français
Si Jean-Paul Delevoye ne conteste pas la légitimité des politiques de rationalisation des administrations dans un souci de bonne gestion, le médiateur émet des réserves. « Un débat s’impose sur la validité des indicateurs de performance », estime-t-il.
Dans son éditorial, il jette encore un coup de griffes à certaines réformes, telles que la fusion ANPE-Unédic, qui ne prend pas assez en compte l’accompagnement des personnes. « Réorganiser les services de l’État est sans doute nécessaire, mais il faut se garder de la précipitation », prévient Jean-Paul Delevoye, lequel se révèle, au final, très sévère sur la politique actuelle de l’exécutif. Le médiateur, qui avait déjà dénoncé dans son rapport 2008 un risque de « rupture » entre l’État et les Français, confirme donc son positionnement critique.
L’institution du médiateur de la République, qui a vu le jour en 1973, sera réformée courant 2010 avec sa fusion dans celle du nouveau défenseur de droits, qui englobera également les missions confiées au défenseur des enfants et qui sera associé aux travaux de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Jean-Paul Delevoye militait depuis des années pour cette autorité renforcée qui pourra être saisie directement par le citoyen.
Source: Bernard Gorce (La Croix)
Interview de Jean-Paul Delevoye au quotidien Le Monde
Médiateur de la République depuis 2004, Jean-Paul Delevoye est un observateur privilégié de la société française. Ancien ministre de la fonction publique de Jacques Chirac, ancien président de l’Association des maires de France, maire de Bapaume (Pas-de-Calais), c’est vers lui que se tournent les citoyens lorsqu’ils sont en litige avec l’administration.
Son constat d’une société émiettée et en tension alimente le rapport annuel qu’il a remis, mardi 23 février, au président de la République et au Parlement.
Le Monde: Quel diagnostic portez-vous sur l’état du pays ?
Jean-Paul Delevoye: Je suis inquiet car je perçois, à travers les dossiers qui me sont adressés, une société qui se fragmente, où le chacun pour soi remplace l’envie de vivre ensemble, où l’on devient de plus en plus consommateur de République plutôt que citoyen. Cette société est en outre en grande tension nerveuse, comme si elle était fatiguée psychiquement.
Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
La moitié des 76 000 dossiers qui remontent à l’Institution sont des demandes d’information de droits. Un fossé s’est creusé entre le citoyen et l’Etat. Les personnes qui frappent à notre porte ont été mal comprises et mal orientées. Elles se sentent dépassées par des lois devenues trop complexes et changeantes. Elles se sentent mal défendues par l’Etat.
Par ailleurs, des exigences démocratiques nouvelles – besoin de transparence, de dialogue – ne sont pas satisfaites : dans le pôle santé-sécurité des soins que j’ai créé en janvier 2009, 56 % des réclamations sont des demandes d’informations concernant notamment les dossiers médicaux : les patients veulent une information que le monde médical, sous pression, a du mal à lui garantir.
J’ajoute enfin que les Français qui s’adressent à moi sont souvent en situation de grande fragilité sociale.
La crise économique n’obscurcit-elle pas votre jugement ?
La France a de bons amortisseurs sociaux. Mais je ne peux que constater que l’angoisse du déclassement augmente. Sont déjà confrontés à cette réalité un certain nombre de nos concitoyens, ceux qu’on ne connaît pas, que parfois on ne soupçonne pas, et qu’on peine à dénombrer, formant la « France des invisibles ».
J’estime à 15 millions le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près. Je suis inquiet de voir que des personnes surendettées peuvent se retrouver en plan de redressement personnel (PRP) pour la deuxième ou troisième fois parce que leurs dépenses dépassent structurellement le montant de leurs ressources.
Pourquoi l’Etat a-t-il autant de mal à répondre à ces fragilités ?
Parce que sa boîte à outil est mal adaptée. Aujourd’hui, les parcours de vie s’opèrent sur des trajectoires de plus en plus fracturées : le même boulot, le même conjoint pour la vie, c’est fini. Des échecs importants peuvent se produire en cours de route. Or l’administration gère des dossiers, non des personnes dans la difficulté. L’octroi des aides se fait avec un décalage de plusieurs mois.
C’est pourquoi je défends l’idée d’une fiscalisation à la source et individuelle. Elle seule permettrait d’adapter, en temps réel, l’octroi des aides compensatrices à la réalité de la situation des personnes. L’enjeu, c’est de les aider au bon moment, faute de quoi elles s’installent dans une spirale du fatalisme, persuadées qu’elles ne sortiront pas de leur condition sociale.
Je suis frappé par la cohabitation de deux types de sociétés : l’une officielle, que nous connaissons tous, l’autre plus souterraine qui vit d’aides, de travail au noir et de réseaux. Ces deux sociétés ont des fonctionnements parallèles, elles ont leur propre langage, leur propre hiérarchie, leur propre chaîne de responsabilité.
Vous y voyez une menace pour le modèle républicain ?
Observez ce qui s’est passé au fil des campagnes présidentielles. En 1995, le grand thème, c’était la lutte contre la fracture sociale, on se demandait alors encore comment vivre avec l’autre. Sept ans plus tard, en 2002, le thème dominant est devenu la sécurité, se protéger de l’autre dans une société fragmentée, inquiète et sans espérance collective. Politiquement, cela peut mal tourner. L’histoire a montré que le ressentiment e
t la peur nourrissaient le populisme. C’est pourquoi je pense que la question du vivre ensemble va s’imposer comme le thème central de la présidentielle de 2012.
Entre-temps, il y a eu la présidentielle de 2007, marquée par une forte volonté de rupture. En promettant trop, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas pris le risque de beaucoup décevoir ?
Le moment est difficile pour les politiques : la distanciation par rapport à eux a rarement été aussi forte, en même temps il y a une très forte attente de réponses politiques. Cela traduit une inadéquation de l’offre à la demande. D’un côté, trop de gestion des émotions collectives, le plus souvent médiatisées, de l’autre, pas assez de construction d’une vision collective.
La politique n’est pas de l’ordre du magique. La question de l’appropriation, par les citoyens, de la décision politique, est devenue essentielle. Un seul exemple : les Français ont accepté l’interdiction du tabac dans les lieux publics une fois que la nocivité du tabac a été suffisamment démontrée. Ils accepteront d’autant mieux la réforme des retraites qu’on aura marqué la volonté de les associer au débat. Sur toute une série de sujets, on aurait intérêt à sortir du petit jeu politicien. Prenez le débat sur la TVA sociale, à mes yeux crucial si l’on veut résoudre le problème du coût du travail et de la sauvegarde de notre industrie. Il a été tué en quelques minutes par une petite phrase à la télé pendant la campagne des élections législatives de 2007.
Vous avez plaidé pour un défenseur des droits, créé par la révision constitutionnelle de 2008. Mais fallait-il vraiment qu’il absorbe les attributions de la Commission nationale de déontologie de la sécurité et du défenseur des enfants ? Une vive polémique a eu lieu.
Je crois que c’est un faux procès. Cette idée d’ombudsman à la française, que je défends, a été préconisée par la commission Balladur. En tant que médiateur, j’ai pu mesurer la nécessité d’avoir un pouvoir d’injonction sur les administrations, pour exiger des réponses plus globales. Constitutionnalisé, le défenseur des droits pèsera davantage que le simple défenseur des enfants. A l’évidence, les deux institutions qui seront intégrées auront plus de droits et de pouvoirs après la réforme qu’avant.
Serez-vous candidat à ce poste ?
On n’est pas candidat à ce type de poste. C’est le président de la République qui choisira celui ou celle qui présidera cette institution. Mais il est vrai que j’ai plus qu’un intérêt pour ce poste, j’ai une passion.
Source: propos recueillis par Françoise Fressoz et Cécile Prieur (interview parue dans l’édition du Monde datée du 21 février 2010)