C’est un nouveau droit reconnu aux citoyens. Et une révolution sur le plan juridique. Un « big bang », affirment même les spécialistes.
À partir de ce lundi 1er mars, n’importe quel citoyen qui fait l’objet d’une procédure judiciaire pourra demander que l’on vérifie la conformité de la loi qu’on lui oppose aux droits et libertés garantis par la Constitution.
C’est ce qu’on appelle dans le jargon juridique la « question prioritaire de constitutionnalité ». Cette innovation a été introduite par la révision constitutionnelle de 2008 et pourrait avoir des conséquences inattendues. Parce que, jusque-là, les lois votées par le Parlement n’étaient soumises qu’à un contrôle a priori et ne pouvaient plus être contestées une fois entrées en vigueur. Or, on estime que 7% seulement des lois votées depuis 1958 ont été soumises à ce contrôle.
Les avocats ont déjà commencé à fourbir leurs armes. Dès lundi matin devrait être plaidée à Paris une question sur la constitutionnalité des conditions de la garde à vue. Si le recours présenté est jugé recevable, le Conseil constitutionnel aura trois mois pour se prononcer. Et dans le cas où il jugerait la disposition contraire à la Constitution, elle sera automatiquement abrogée.
D’autres textes pourraient, selon les experts, être très rapidement contestés, essentiellement dans le domaine fiscal et pénal, mais également la loi Gayssot qui sanctionne le négationnisme ou celle qui interdit le port du voile à l’école.
Néanmoins, il est encore difficile d’évaluer les conséquences d’une telle réforme sur notre législation. D’abord parce que la procédure est assortie de nombreux filtres – le recours doit d’abord être jugé recevable par le tribunal concerné puis par le Conseil d’État ou la Cour de cassation. Ensuite, parce que la plupart des grandes lois récentes relatives aux libertés publiques ont déjà été soumises au contrôle du Conseil constitutionnel. Enfin, parce que les sages eux-mêmes restent prudents face à cette évolution, craignant que leurs nouveaux pouvoirs créent « une instabilité juridique ». « Pas question de se transformer en Cour constitutionnelle », a ainsi expliqué l’un de ses nouveaux membres, Jacques Barrot.
Cette institution jusque-là peu connue du grand public va être cependant contrainte de « sortir de son face-à-face avec le politique », selon l’expression du constitutionnaliste Dominique Rousseau, pour s’ouvrir aux justiciables. Une salle d’audience capable d’accueillir avocats et public a été aménagée, et les débats feront l’objet, comme le souhaite son président Jean-Louis Debré, de retransmissions télévisées. Un bouleversement dans les salons feutrés de la rue Montpensier.
Source: Céline Rouden (La Croix)
Interview de Jean-Louis Debré, Président du Conseil Constitutionnel, dans La Croix
La Croix : La saisine du Conseil constitutionnel par le citoyen est-elle une évolution logique du rôle de cette institution ou une rupture profonde avec le passé ?
Jean-Louis Debré : Cette réforme est une évolution logique du rôle grandissant joué par le Conseil au cours de ces cinquante dernières années. Il avait, au départ, été conçu comme un organe régulateur des rapports entre le gouvernement et le Parlement. Son pouvoir a progressivement évolué.
En 1971, il a de lui-même étendu sa jurisprudence, en considérant qu’il devait juger de la conformité des lois à la Constitution, mais aussi au préambule et aux droits et libertés constitutionnellement garantis. Depuis 1974, les députés et les sénateurs peuvent le saisir, ce qui offre ainsi à l’opposition le droit de faire vérifier la conformité à la Constitution des lois votées par la majorité.
Avec la « question prioritaire de constitutionnalité », le Conseil pourra désormais être directement saisi par les citoyens étant partie à un procès. Il n’exercera donc plus seulement un contrôle a priori et abstrait des lois, mais bel et bien un contrôle a posteriori et concret. Est-ce une révolution, une mutation, un big bang ? Il est trop tôt pour le dire. La saisine par les justiciables constitue en tout cas une étape considérable.
Le Conseil pourra donc annuler une loi appliquée depuis plusieurs années déjà. N’y a-t-il pas un risque d’instabilité juridique ?
Un certain nombre de garde-fous ont été fixés pour l’éviter. Pour que le Conseil soit saisi, il faut que la disposition attaquée conditionne l’issue du litige. Il est, de plus, nécessaire que la loi contestée n’ait pas été, par le passé, déjà déclarée conforme à la Constitution. La saisine doit, enfin, présenter un caractère sérieux. Ce sont le Conseil d’État pour les juridictions administratives, et la Cour de cassation pour celles d’ordre judiciaire, qui vérifieront que ces conditions sont bien remplies. Par ailleurs, notre décision de censurer telle ou telle loi ne s’appliquera que pour l’avenir et ne sera pas rétroactive.
Étiez-vous, personnellement, favorable à cette réforme ?
J’ai toujours été un ardent partisan de la « question prioritaire de constitutionnalité ». Et ce, bien avant de prendre la présidence du Conseil. Il est normal que cette institution s’ouvre aux justiciables. Je suis reconnaissant au président de la République d’avoir su surmonter les habitudes, les réflexes, les conformismes qui avaient empêché cette réforme jusqu’ici et d’avoir permis à la France de s’aligner sur le reste de l’Europe. Le fait que le président de la République fasse aujourd’hui un discours devant notre institution constitue une marque de reconnaissance de la place qu’occupe désormais le Conseil dans l’architecture institutionnelle française.
Avec le contrôle a priori des lois et, désormais, a posteriori, le Conseil constitutionnel va acquérir un pouvoir accru vis-à-vis du Parlement. Ne risquez-vous pas d’être accusé d’exercer « un gouvernement des juges » ?
Nous ne sommes pas une « troisième chambre » ! Nous travaillons avec une gomme, pas avec un crayon. Nous avons à effacer ce qui n’est pas conforme à la Constitution et aux droits et libertés constitutionnels français, mais aucunement à écrire la loi en lieu et place du législateur.
Comment le Conseil constitutionnel s’est-il préparé à cette réforme ?
Elle révolutionne nos habitudes, de même que notre organisation. L’audience sera désormais ouverte aux avocats des parties. Ces derniers pourront récuser un membre du Conseil, comme on récuse un juré aux assises. De plus, les séances seront ouvertes au public. C’est la raison pour laquelle j’ai fait poser des caméras dans la salle du Conseil afin de permettre la diffusion des débats dans une pièce attenante. Il sera par ailleurs possible de les diffuser en direct sur notre site Internet.
Vous attendez-vous à de nombreuses saisines ?
Je n’ai aucune idée du nombre de saisines, ni du type de contentieux concerné. La question prioritaire de constitutionnalité sera-t-elle fréquente en matière de droit des étrangers, de droit fiscal, douanier, environnemental ? Je n’en sais rien. Nous verrons, à l’usage.
On a parfois accusé le Conseil de rendre des décisions politiques. Dans quelle mesure les convictions idéologiques, philosophiques ou religieuses de ses membres influent-elles sur ses décisions ?
Notre délibération est collective et, dans ce contexte, nos opinions ne jouent pas. Elles auraient sans doute une incidence si un homme, seul, avait à trancher, mais ce n’est pas le cas. Nous sommes onze autour de la table et je crois pouvoir dire que chacun de nous est animé par le désir de trouver un consensus.
Ceux qui nous accusent de prendre des décisions politiques en faveur de tel ou tel camp se trompent. Le Conseil est là pour dire le droit, pas pour rendre des services. Quand on rentre dans cette maison, on a, comme disait Robert Badinter, un « devoir d’ingratitude » et nous devons être toujours animés par un souci exemplaire d’indépendance.
Pensez-vous que les membres du Conseil, comme l’a suggéré Pierre Joxe, doivent po
uvoir faire connaître leurs opinions divergentes ?
Le constituant a refusé à plusieurs reprises la diffusion des opinions divergentes. C’est tout à fait compréhensible. Lorsque nous pratiquons un contrôle a priori de la loi, nous intervenons dans la foulée du débat politique. A ce stade, les passions sont encore vives et rendre publique une opinion divergente risquerait de politiser le Conseil. Avec l’instauration d’un contrôle a posteriori de la loi, en revanche, le contexte peut apparaître différent. C’est au constituant qu’appartient la réponse à cette interrogation.
Propos recueillis par Marie Boëton et Laurent de Boissieu (La Croix)