Cet été, chaque samedi, retrouvez sur ce blog un extrait de La cité des hommes. Aujourd’hui: La vocation du passeur
Le décalage ne manque pas de surprendre entre le regard critique que la plupart des Français posent sur la France et l’admiration qu’elle suscite souvent à l’étranger, où nos positions sont attendues et notre parole écoutée. Son rôle de médiateur naturel s’inscrit dans sa géographie même, au carrefour de l’isthme européen, point de passage ouvert sur la Méditerranée, sur le couloir rhénan et sur l’Atlantique. A la fois pont et rendez-vous, la rencontre des peuples est devenue son destin.
Elle est un passeur privilégié entre l’Est et l’Ouest comme l’illustre son action diplomatique à l’égard de la Russie. Depuis Tilsit en 1807, jusqu’à l’alliance franco-russe de 1893, court une même volonté d’entente des deux pays partageant une même aspiration à la puissance avant d’incarner deux universalismes concurrents. La géographie et l’histoire s’imposent par-delà les soubresauts des idéologies. C’est en ce sens que le Général de Gaulle parlait plutôt des intérêts de la Russie que de ceux de l’Union Soviétique. Nulle posture, nul désir de jouer son avantage entre deux superpuissances dans la vision gaullienne mais une diplomatie enracinée dans le passé et la conviction d’une vocation qu’aucun autre pays n’était en mesure d’assumer.
Son rôle de passeur, la France l’exerce aussi entre le Nord et le Sud. Le temps du ressentiment, lié à la colonisation, a laissé place à un dialogue fécond. La France a conservé une influence particulière en Afrique subsaharienne, par exemple. Cette association de destins favorisée par les décolonisations pacifiques de 1958 à 1962, et la création de la Communauté française, va bien au-delà des liens avec les Etats. Elle féconde aussi un rapprochement des peuples. Dans le monde arabe, la France jouit, notamment depuis le changement de cap de la politique gaullienne à l’occasion de la guerre des Six Jours, d’une réelle audience, jamais démentie depuis.
Sa voix demeure nécessaire à l’équilibre des relations internationales. Elle porte une légitimité nourrie par l’expérience. A l’Assemblée générale de l’ONU, la France est capable de fédérer des choix, des décisions, des projets ralliant les pays du Sud. Trait d’union naturel, souvent porte-voix des plus démunis, elle ne peut s’enfermer dans la seule « famille occidentale » sans se renier. Pour nos partenaires, ce repli serait interprété comme une perte de substance et d’énergie, une moindre capacité à rapprocher les points de vue ou à transmettre des propositions.
Incarner des valeurs sans pour autant donner des leçons au monde auxquelles elle ne s’astreindrait pas elle-même – reproche souvent entendu et parfois justifié – est un défi permanent. Rester soi-même consiste non pas à se réfugier dans une tour d’ivoire d’où seraient fulminés des messages planétaires, mais coopérer sans cesse avec les autres peuples, accompagner leurs efforts vers plus de démocratie. La longue route de l’avènement de l’état de droit est pénible et semée d’embûches. La voix de la France doit plaider pour une démocratisation réaliste, c’est-à-dire réelle, mais progressive. Est-ce une faiblesse coupable que de mesurer et d’encourager les progrès plutôt que de censurer de haut les défaillances d’un pays? La Chine n’est pas une démocratie. Si elle ne le devient pas tout de suite, le sera-t-elle jamais?
Prenons le problème dans l’autre sens. Que se passe-t-il lorsque la France renonce à son indépendance pour fondre son identité dans un camp ou dans un bloc? Regardons la IVè République: jamais la France n’a fait aussi nettement le choix de l’alignement qu’après 1947, pendant la décennie où gaullistes et communistes étaient dans l’opposition. Prise dans la nasse d’une décolonisation qu’elle n’assume pas et d’une guerre froide qui la dépasse, la France a durablement perdu prise. Son influence dans le monde s’est effacée et sa cohésion s’est affaiblie. Menacée par les uns, méprisée par les autres, elle a dans le même temps cessé de s’aimer. L’indépendance reste bien pour la France à la fois un facteur d’équilibre et un principe d’action.
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